Il s'agit du troisième tome dans la série
Grandville réalisée par
Bryan Talbot (scénario, dessins, couleurs), paru en 2012. Il contient une histoire complète ; la lecture des 2 premiers tomes est conseillée même si elle n'est pas indispensable : (1)
Grandville paru en octobre 2009, et (2)
Grandville: Mon Amour paru en décembre 2010. Pour mémoire, en 2011,
Bryan Talbot a réalisé une autre bande dessinée avec sa femme : Dotter of her father's eyes.
Le prologue montre une assemblée de barons de l'industrie réunis par un certain Artistotle Krapaud qui fomentent un coup d'état pour éviter que le Concile Révolutionnaire (ayant succédé à Napoléon XII dans cette uchronie) ne redistribue les richesses au profit du peuple. Un humain fait une brève apparition ; il s'appelle Angus Mortimire (un hommage à Philip Mortimer de Blake et Mortimer d'
Edgar P. Jacobs). Puis l'histoire commence dans le bâtiment abritant la Cour d'Écosse et les services de police britanniques à Londres. le détective inspecteur Archie Lebrock voit une promotion lui passer sous le nez, il est réconforté par son assistant Roderick Ratiz, Quimby lui remet une pipe explosive. Enfin il reçoit la visite de Jules Rocher, le préfet de police de Paris qui vient requérir son aide pour élucider le meurtre très mystérieux du peintre Gustave Corbeau. Lebrock et Ratiz l'accompagnent à Paris pour enquêter.
Dans la postface,
Bryan Talbot indique clairement ses principales sources d'inspiration pour cette histoire : Jean-Ignace Isidoré Gérard, dit J.J.
Grandville pour l'idée des animaux anthropomorphes, James Bond pour le coté aventure (avec un gadget remis par un inventeur qui évoque Q). Il indique également qu'il a été pioché dans le Vent dans les saules pour l'image du principal ennemi. Au fil des pages, le lecteur pourra détecter d'autres sources d'inspiration à commencer par la ville lumière Paris. Si vous connaissez un peu Paris, vous serez satisfait de constater que Talbot a effectué ses recherches avec sérieux qu'il s'agisse des bâtisses prestigieuses comme le Musée du Louvre ou l'Hôtel de Ville, ou de lieu comme les bords de Seine ou le quartier de Montmartre.
Comme dans les tomes précédents, il peut être amusant de reconnaître Philip Mortimer, Nestor (le majordome de Moulinsart), un individu déguisé en Marsupilami, l'Ours Paddington, Spirou, etc. Toutefois, en tant que dessinateur, Talbot ne se limite pas à une connaissance de touriste des grands sites de la capitale, et à insérer des références culturelles issues du patrimoine de la bande dessinée. Au fur et à mesure des pages, le lecteur découvre l'équilibre harmonieux entre Talbot le scénariste et Talbot le dessinateur. Les images véhiculent encore d'autres références plus discrètes, plus immersives, plus importantes pour le récit. Cela commence par les colonnes Morris avec une affiche de spectacle de pétomane, ça s'étend aux reproductions exposées dans les salles du Louvre, et ça culmine avec l'ambiance bien retranscrite de Montmartre à la Belle Époque, jusque dans l'atmosphère du Lapin Agile, célèbre cabaret de la Butte Montmartre (22 rue des Saules 75018 Paris). Talbot le scénariste reprend alors le dessus pour évoquer la bohème artistique et le début de l'art abstrait. Il évoque également le tableau de
René Magritte intitulé "La trahison des images" (avec sa légende "Ceci n'est pas une pipe"). Il transpose également l'esclandre que généra l'interprétation de la musique de George Antheil (1900-1959, compositeur) jouée lors des Ballets Suédois à Paris.
Avec ce récit,
Bryan Talbot a élevé le niveau de ses ambitions pour raconter une histoire d'aventure avec enquête, meurtre en chambre close, steampunk, course-poursuite spectaculaire, un peu de romance, et une composante culturelle, historique et politique qui n'a rien de superficielle. L'histoire est à la fois dense et haletante, sans sacrifier les personnages. Et les illustrations sont toujours aussi séduisantes. le choix des animaux anthropomorphes s'avère toujours aussi efficace, en introduisant un commentaire sur l'oppression ordinaire des humains relégués au statut de citoyen de seconde zone, et avec des images superbes tel ce sphinx (chat sans poil), ou encore la peau de ce triton légèrement iridescente. Il est difficile de savoir si Talbot dessine ses personnages avec des moyens traditionnels (crayon et encre), par contre il est sûr qu'il utilise l'infographie pour donner plus substance à ses décors. Au fil des pages le lecteur aura donc avoir l'impression de pouvoir toucher une surface en marbre, de contempler des tableaux de maître accrochés dans les salles du Louvre, de toucher les carreaux blancs des couloirs du métro, de ressentir le moelleux d'un tapis au motif complexe, d'entendre le parquet doucement craquer à l'intérieur du Louvre, etc. Talbot se sert aussi parcimonieusement de la fonction floutage pour rendre compte de l'impression donnée par un mouvement très rapide.
Bryan Talbot ne se repose pas sur les facilités de l'infographie pour masquer un manque de travail de fond. Il est aussi exigeant scénariste que dessinateur : cela va du travail de conception graphique pour tous les éléments mécaniques à vapeur de type steampunk, à l'apparence des personnages, en passant par les tenues vestimentaires (la deuxième tenue de "travail" de Billie, les tenues des artistes du Lapin Agile, la robe de Cherie Rocher), par la décoration intérieur de l'appartement de Jules Rocher, jusqu'à la magnifique ballade au dessus des toits de Paris en hélicoptère monoplace.
Avec ce troisième tome,
Bryan Talbot augmente la densité de son récit, tout en conservant la forme d'aventures policières. Il développe son uchronie en la nourrissant de mouvements politiques et artistiques, pour aborder des questions de fond, sans oublier de faire passer des émotions par l'entremise de ses personnages. le lecteur plonge dans un récit complet à tout point de vue, au milieu d'images formidables pour un voyage inoubliable.