J'ai adoré cet essai qui m'a convaincu à l'époque... de me marier ! Et je ne le regrette pas. Mais il donne aussi place à d'autres formes d'engagements et donne une belle définition de cette notion d'engagement.
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Que tu aies eu une famille ou qu'elle t'ait été refusée, son pouvoir reste le même.
Célébrés ou avortés, les vieux rêves sont en nous.
Indélébiles.
Etre ensemble autour d'une table dressée.
Ensemble.
Comme autour d'un feu.
Sur chaque assiette, dans chaque verre, soigneusement roulé dans chaque rond de serviette, sel dans la salière et sucre dans le sucrier, bougie dans le chandelier, pain dans la corbeille, vin dans la carafe, partout sous toutes les apparences, dans le pli de la nappe, au bout des fourchettes, au creux des cuillères, sous la lame des couteaux, dans l'explosion de mille formes, partout, huile et vinaigre, pomme et poire dans la coupe, miettes sous la table : l'amour partagé, mangé et bu ensemble. Et dans chaque bouchée que tu portes à ta bouche, dans chaque gorgée sur la langue, une certitude : tu es aimé(e) !
Laisse-nous pleurer le plus vieux rêve, laisse-le-nous rire, laisse-le-nous grelotter, laisse-nous nous y brûler les doigts, laisse-le-nous danser et le reprendre sur les genoux, le plus vieux rêve ! Etre aimé(e). Sans raison. Sans mérite. Comme ça.
Au milieu d'eux.
Ensemble.
La famille, quand elle est vivante, elle est l'inespéré. Ce qui s'y passe n'a pas d'explication.
Non que tu sois soudain à l'intérieur de son orbe quelqu'un d'autre ; tu es le même.
Mais l'énigme est ailleurs.
Elle est dans la magie du kaléidoscope.
Au départ tu as des morceaux de verroterie de toutes les couleurs.
Puis un cylindre de carton fermé d'un côté et ouvert de l'autre sur un rond de verre. Et par l'habile disposition d'un petit miroir angulaire le long du cylindre, voilà que surgit la merveille des merveilles : cette rosace rutilante qui se fait et se défait quand tu tournes lentement l'objet entre tes doigts.
Si tu cédais à l'envie de le démonter, tu ne trouverais que des morceaux de verre coloré, un éclat de miroir, soit un petit tas de débris, rien de plus.
Ainsi la famille.
Au départ tu as des êtres tout dépareillés - petit, grand, maigre, gros, beau, moins beau, jeune, vieux - comme les morceaux de verre de toutes les couleurs.
Mais l'essentiel c'est la forme qui les recueille, le contenant, le fourreau d'une simplicité extrême qu'il faut seulement tenir dans la lumière, levé vers le ciel, pour qu'il fasse miroiter sa magie.
L'ordre est à l'amour ce que le cylindre de carton est au kaléidoscope : le support de mystère, sa condition. Sans contenant, le contenu coule au sol et se perd.
La vraie aventure de vie, le défi clair et haut n'est pas de fuir l'engagement mais de l'oser. Libre n'est pas celui qui refuse de s'engager. Libre est sans doute celui qui ayant regardé en face la nature de l'amour - ses abîmes, ses passages à vide et ses jubilations - sans illusions, se met en marche, décidé à en vivre coûte que coûte l'odyssée, à n'en refuser ni les naufrages ni le sacre, prêt à perdre plus qu'il ne croyait posséder et prêt à gagner pour finir ce qui n'est coté à aucune bourse : la promesse tenue, l'engagement honoré dans la traverse sans feintes d'une vie d'homme.
Pareille richesse ne se peut épuiser en une seule relation
aussi privilégiée, aussi forte soit-elle.
Bien davantage: c'est la plénitude tout à l'entour
qui profite à cette union première et la nourrit.
Si l'un des amants ne supporte pas que l'autre vibre,
vive et aime en dehors de sa présence,
s'il se met à rêver d'être la seule source de son bonheur,
il peut avoir au moins une certitude :
celle de devenir très vite la seule source de son malheur.
Ou mieux encore : chaque rencontre ardente
détient une pièce biscornue du puzzle
qui finira par me composer une vie et qui,
avec la multiplication des pièces disposées, va lentement,
dans un dégradé de couleurs, laisser apparaître les grands contours,
les grands thèmes de ma destinée.
Et ce sont les autres qui me livrent - souvent à leur insu -
la clef de mon énigme.
Dans chaque rencontre se révèle un aspect de mon être,
un visage secret nage à ma rencontre dans l'eau du miroir.
Les rencontres me remettent en mémoire une modalité d'être,
une totalité oubliée.
Elles me cherchent, me trouvent sous les masques.
Souvent elles me délivrent.
Quand je dis «rencontre ardente»,
je pense à toute la gamme possible de relation entre deux êtres,
à toutes les modulations existantes dont celle particulière d'amants
ne constitue que l'inflexion extrême.
Devant une toile immense dont il ne verrait pas les bords, tout peintre aussi génial fût-il baisserait les bras. C'est la restriction de la toile, sa limitation même qui exaltent ses pinceaux. La liberté vit de la puissance des limites. Elle est ce jeu ardent, cette immense respiration à l'intérieur des limites.
L`écrivain Christiane Singer est décédée le 4 avril dernier. Elle apprend le 1er septembre 2006 qu`il lui reste six mois à vivre et décide d`écrire le journal de son agonie. "Derniers fragments d`un long voyage" a paru le jour même de sa disparition. Jérôme Garcin a choisi de nous lire le moment de l`annonce par le jeune médecin viennois du verdict.