Paris, le Paris étouffant du mois d'août où les odeurs qui remontent à cette époque du Métro marquent à jamais ceux qui les ont humées ne fût-ce qu'une seule et unique fois ... Neuf heures du matin et
Maigret reçoit son premier coup de fil "qui devrait l'intéresser" : au plus solitaire de l'un des logis situés dans une vieille impasse qui ne survivra sans doute pas au départ des Halles à Rungis, on vient de découvrir un clochard, paisiblement allongé sur un vieux lit dépareillé. Nous sommes en 1965 mais, ce qui compte surtout, c'est que notre clochard, par ailleurs habillé très correctement, très propre sur lui selon l'expression consacrée, les doigts manucurés (eh ! oui ! ) et doté avec cela d'une chevelure argentée et magnifique, visiblement elle aussi très bien entretenue, en dépit de son expression plutôt sereine (ou surprise ? ) est mort d'une ou deux balles dans le buffet, là encore pour reprendre une expression qui conviendrait mieux au quartier et à la situation.
Police, Parquet, médecin local, puis médecin-légiste n'en reviennent pas : en tant ou tant d'années de carrière, ils n'avaient jamais vu ça. Comme quoi, l'on apprend à tout âge.
Bien entendu, aucun portefeuille, aucun papier d'identité, aucun bibelot, aucune paperasserie, si discrète fût-elle, indiquant quoi que ce soit sur l'identité du défunt. Un défunt dont la mort, en gros titres dans les journaux, vaut à
Maigret deux appels, tous deux féminins, se préoccupant pareillement d'une cicatrice que le cadavre serait susceptible d'arborer au haut du crâne. Vérification faite, elle est bien là mais les correspondantes du commissaire divisionnaire ont raccroché sans attendre la réponse.
Eh ! bien, puisque la Montagne ne veut pas venir à
Maigret, ce sera un
Maigret bougon mais solidement déterminé à avoir le fin mot de l'affaire qui se fera conduire à elle . Evidemment, il ne sait pas pour l'instant où elle se trouve exactement mais ce n'est pas la première fois que la chose lui arrive. Il en a vu d'autres et, après avoir choisi Torrence, le seul des inspecteurs de la P. J. qu'il voussoie, comme son chauffeur permanent, il y va.
De concierge en barman, de commérage en ragot, les deux policiers finissent par trouver l'adresse de l'ancienne épouse et de la fille, désormais mariée, du clochard. Et, du coup, le nom de celui-ci : Marcel Vivien.
Quand il était jeune, Marcel Vivien exerçait le métier de menuisier-ébéniste et s'était spécialisé dans la marqueterie - on venait même de loin pour le consulter. Il avait une excellente clientèle, formait avec sa femme un ménage modèle, adorait sa petite fille de huit ans ... et puis, un jour, comme ça, après avoir vidé le compte en banque commun et n'avoir dit adieu à personne (pas même à son enfant), il s'est comme dissous dans la nature. On pourrait songer à une sorte de crise de la quarantaine inspirée par une certaine Nina Lassave, jolie fille de dix-huit ans environ dont
Maigret, après avoir suivi la trace quelque temps, finit là encore par ne plus rien humer.
"
Maigret et l'Homme Tout Seul" est l'un des meilleurs du cycle. Car cet homme "Tout-seul", sur lequel on s'attendrirait à plaisir dès le début, n'aimait en fait que ça, la solitude. Pire : pour un peu, au bout des huit chapitres d'usage, on en viendrait presque à trouver à son assassin - un assassin qui ne rêvait plus depuis vingt ans que de cela : le faire passer de vie à trépas - des circonstances atténuantes.
C'est un peu comme si
Simenon, à l'instar de son "
Maigret" précédent, retournait ses méthodes du tout au tout. Mais ici, contrairement à ce qu'il se passe dans "
La Folle de Maigret", l'auteur belge retrouve cette patte, qu'écris-je ? cette "griffe" nerveuse, passionnée qui lui permet de transfuser toute l'encre de son roman dans les veines du lecteur avide, et ceci au plus grand bénéfice de la bibliothèque (mentale, en trois dimensions, virtuelle, tout ce que vous voulez ...) de ce dernier.
L'émotion est là : dans le dernier regard qu'une Mme Veuve Vivien vieillie et aigrie, qui s'est consacrée seule à l'éducation de l'enfant que son père assurait pourtant tant aimer, jette au corps autopsié qu'elle abandonne sur le bloc de la morgue, et qu'elle abandonne avec regret car ce regard, le lecteur le perçoit bien, c'est celui de la toute jeune fille qu'elle a été et qui a aimé à la folie cet homme qui les a fait tant souffrir, elle et sa fille et qui, de plus, lui a, en quleque sorte, laissé "le mauvais rôle", et pour toujours ; dans le petit sourire tremblant de sa fille, trente-deux ans maintenant, à qui son père adoré rapportait toujours de merveilleux cadeaux de Noël et qui a "disparu" pendant près d'un quart de siècle afin de reparaître là, impeccable, muet, sinistrement naturel pourrait-on ajouter, sur la table de l'Institut médico-légal, mort et bien mort, sans lui avoir jamais fait signe - une lettre, une carte, une ... n'importe quel petit brimborion disant : "Je suis parti mais je t'aime toujours" - durant ce si long laps de temps où elle s'est posée tant de questions ("Est-ce à cause de moi que Papa est parti ? ... Pourquoi ? ...) ; dans les commentaires, mi-attendris, mi-étonnés, des barmen des petits bistrots qui avaient appris à connaître la silhouette à la chevelure léonine ; sur les trottoirs poisseux qui ne se rafraîchissent qu'avec l'orage qui, depuis un mois, tombe à heure presque pile sur les Parisiens et les touristes ; dans la "vision" enfin que
Maigret se fait peu à peu de ce parfait inconnu qui, jusque dans la Mort semble-t-il, veut demeurer une énigme ...
Mais rien n'est parfait en ce monde. Et au milieu de ce concert de louanges - car l'amertume de Mme Vivien n'est-elle pas la preuve qu'elle a aimé son mari comme on n'aime qu'une fois ? - une voix ou deux s'élèvent et cacophonisent à plaisir : indifférentes, moqueuses, se renvoyant les paradoxes ... L'une surtout ... Rageuse, haineuse même, obsessionnelle mais pour autant, appartient-elle à
l'assassin ?
Maigret fume ses petites bouffées de tabac, fait rouler Torrence à travers tout Paris, les Halles passent et repassent en boucle, avec tous leurs souvenirs qui vont bientôt aller s'enterrer à Rungis,
Maigret rêve et rassemble patiemment ce nouveau puzzle ... Oh ! il trouvera la solution mais est-il bien sûr soudain de vouloir la découvrir ? L'Homme Tout Seul qu'il s'était construit n'était-il pas plus riche, plus intéressant, émotionnellement parlant ? le véritable Homme-Tout-Seul n'était-il pas né en fait pour être toujours seul et pour y trouver tout son confort ? Bien qu'il aime et recherche lui-même ces moments de solitude qui le ressourcent et l'apaisent (n'est-ce pas notre cas à tous ? ),
Maigret ne se sent plus, tout à coup, de la même race que ce Vivien dignement enterré aux frais de son épouse et de sa fille dont il n'a jamais assuré les besoins que huit ans durant alors qu'il avait promis que ce serait pour la vie ...
En refermant l'ouvrage, le lecteur s'incline une fois de plus devant le génie de
Simenon tout en se demandant pourquoi il s'est refusé à nous donner la clef des vraies questions qui nous intéressent en fait bien au-delà de l'identité du criminel et son mobile : pourquoi Vivien a-t-il agi ainsi avec sa femme et sa toute petite fille ? Pourquoi tant d'égoïsme ? tant de je-m'en-foutisme ? a-t-il jamais aimé quelqu'un d'autre que lui-même ? ne s'est-il jamais soucié que de lui et de sa solitude bien-aimée ?
Marcel Vivien serait-il, par hasard, le double d'encre et de papier d'un
Simenon qui serait resté bloqué sur la Voie Royale de l'Ecriture et à qui le Génie de la Création n'aurait donc pas permis de s'élever, haut, bien plus haut, à dix-mille lieues du lit où un clochard narcissique au possible a achevé, dans la misère et dans le sang, ses jours dans le fond inutiles et durant lesquels il a fait souffrir tant (trop) d'innocents ?
A vous de juger ... C'est une idée qui peut se discuter, après tout . Etait-ce bien celle de
Simenon par contre ? Nous ne le saurons jamais ... En tous cas, lisez "
Maigret & l'Homme Tout Seul" : c'est du vrai, de l'authentique, du pur - de l'enivrant. :o)