Elif Shafak est une écrivaine turque, dont j'apprécie la subtilité du discours. Elle choisit de donner la parole aux personnes mises à l'index dans son pays, les femmes, les gays, les Kurdes et bien d'autres, tous les opposants au régime en place, en général.
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10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange" prend vie sur un espace-temps original, le temps que met le cerveau à se déconnecter du corps après l'instant T de la mort clinique. Profitant de ces quelques minutes, Leila passe en revue sa vie et les circonstances qui l'ont conduite à la prostitution pour finir assassinée, jetée dans les détritus d'Istanbul. Divisé en trois parties, L'esprit, le corps et l'Âme, ce roman déroule deux histoires différentes et complémentaires.
Dans la première, l'Esprit, grâce aux odeurs qui émanent de son environnement, comme
Marcel Proust et sa célèbre madeleine, Leila se remémore les différentes étapes de son passé, ses proches avec leurs secrets inavouables et les abus de toute sorte qui l'ont conduite à s'en éloigner, choisissant le seul moyen de survivre pour une femme sans instruction, la prostitution. Au gré de rencontres particulières, elle se recompose une famille de coeur, une famille d'eau pour l'autrice, en tissant des liens d'amitié forts avec d'autres "parias" à son image. Certains portraits sont truculents et distillent un moment de légèreté appréciable dans les bas-fonds étouffants d'Istanbul.
Dans la seconde, le Corps, se déroule une épopée macabre menée tambour battant par les cinq amis de Leila pendant laquelle j'ai un peu décroché. Hésitant entre rire devant le grotesque des personnages pourtant animés d'un projet louable quoique rocambolesque, et pleurer de perdre tout le fil d'une histoire remplie d'humanité et de poésie qui m'avait permis de cerner un beau portrait de femme volontaire.
Les points forts de cette histoire sont basés sur le thème général, l'amitié, la discrimination des êtres hors normes, ainsi que l'écriture, toujours aussi magistrale, pour faire vivre les quartiers d'Istanbul, même lors des maltraitances envers les exclus. En revanche, le bémol s'est imposé par les caricatures poussées à l'extrême des amis dans leur lugubre expédition nocturne. La dernière et courte partie, L'Âme, envolée lyrique sur le grand repos, l'esprit enfin en paix avec le corps, donne une chute magistrale au récit, mais n'a pas réussi à effacer ce qui m'a perturbée.
Refermant ce roman, je me suis trouvée démunie de toute l'émotion que j'avais pu accumuler depuis que j'avais fait la connaissance de Leila et de sa vie, comme si ses turbulents amis me l'avaient arrachée, me laissant le coeur froid, presque indifférent face à un destin qui ne peut que bouleverser, sans apitoiement. C'est une impression bizarre, suffisamment dérangeante pour me gêner et ne pas pouvoir déterminer si j'ai aimé ou pas ma lecture, sans toutefois pouvoir l'oublier.