Il s'agit de la première moitié d'une adaptation d'un roman de
Neil Gaiman initialement paru en 2008 :
L'étrange vie de Nobody Owens. Elle a été réalisée sous la houlette de
Philip Craig Russell qui se charge de la transposition en bande dessinée, de l'adaptation et des dialogues, ainsi que des dessins du deuxième chapitre. La mise en couleurs a été assurée par
Lovern Kindzierski. Cette adaptation est parue en 2014.
Chapitre 1 (dessiné par
Kevin Nowlan) – Jack est un tueur professionnel agissant pour le compte de quelqu'un d'autre. Il vient de tuer une famille : la mère, le père, la fille. Seul le jeune garçon (18 mois, marchant à peine) a réussi à lui échapper en s'enfuyant dans le cimetière proche. Jack s'y rend et est accueilli par Silas, un individu vêtu d'un long manteau noir, très persuasif. Pendant ce temps, le jeune marmot fait la rencontre des fantômes du cimetière qui le nomme Nobody Owens (le nom de famille du couple qui le prend en charge). Il s'écoule un intervalle de 2 ans entre chaque chapitre.
Chapitre 2 (dessins de P. Craig Russell) – Bod (le diminutif de Nobody) grandit à l'abri dans le cimetière, apprend à lire avec Silas, y rencontre une jeune demoiselle Scarlett qui vient s'y promener, et fait la connaissance du plus vieil habitant du cimetière. Chapitre 3 (dessins de
Tony Harris et
Scott Hampton) – Miss Lupescu sert de tutrice à Bod qui croise un groupe de goules. Chapitre 4 (dessins de Galen Showman) – Bod fait la connaissance de Liza Hempstock, condamnée pour sorcellerie, et enterrée dans la fosse commune. Chapitre 5 (dessins de Jill Thompson) – Une fête se prépare pour la Danse Macabre. Interlude (dessins de Stephen
B. Scott) – Jack n'a pas oublié ce marmot qui lui a échappé.
Dans des interviews,
Neil Gaiman a expliqué que l'idée lui est venue d'écrire le livre original en voyant son fils faire du vélo dans un cimetière. Il s'est dit qu'il y avait matière à écrire le pendant du Livre de la Jungle de
Rudyard Kipling, mais dans ce lieu saugrenu, à destination de jeunes lecteurs, ou des lecteurs adolescents. Cette adaptation a de quoi attirer l'oeil du lecteur de comics puisqu'elle est confiée à
P. Craig Russell, collaborateur régulier de
Gaiman, ayant déjà adapté plusieurs de ses nouvelles, dont une consacrée au personnage de Morpheus.
Qui plus est, parmi les artistes choisis pour réaliser cette adaptation, le lecteur familier de comics salive à l'avance. Effectivement,
P. Craig Russel dessine des pages avec un dosage en parfait équilibre. Son trait est fin et aérien et très évocateur. Il sait choisir le bon niveau de détail pour ne pas surcharger les images, et pour donner corps aux scènes du romancier, sans rien perdre de la fragile poésie de son récit. Nobody Owens ressemble vraiment à un enfant, tout en étant assez éloigné pour que le lecteur n'éprouve pas un moment de recul en le voyant interagir avec des fantômes, ou d'autres créatures surnaturelles. L'artiste arrive à amalgamer tous les éléments dans une réalité légèrement onirique, rehaussée d'une pointe de romantisme discret (les feuillages), et d'un soupçon de gothisme effacé (les pierres tombales, le cimetière). Il y ajoute une ironie si diaphane (quelques sourires en coin) qu'elle dédramatise le récit, sans nuire à son intensité.
Le chapitre 2 est donc un délice visuel raffiné qui enchante même les coeurs les plus endurcis. le lecteur peut également apprécier l'élégance de l'adaptation qui garde la tonalité des phrases de
Neil Gaiman, sans pour autant recopier des paragraphes entiers du texte original. Certes
P. Craig Russell bénéficie d'une pagination confortable pour réaliser sa transposition en BD, et toutes les descriptions se transforment en dessin. Pour autant il est assez délicat de transposer les nuances des descriptions (qui ne sont jamais simplement factuelles), sans rien perdre de la sensibilité de la narration.
En découvrant le premier chapitre, le lecteur reconnaît immédiatement le trait si particulier de
Kevin Nowlan, à la fois un peu gras, très élégant, avec des prolongations tout en finesse, et quelques aplats de noir consistants. Les contours des formes tracés par Nowlan sont plus fluides que ceux de Russell, moins romantique, affirmés, avec toujours cette touche subtile de second degré qui dédramatise les situations risquées, sans qu'elles ne perdent leur tension. Cette introduction graphique au monde du Livre du Cimetière est d'une grande évidence, malgré les événements improbables qu'elle décrit. le lecteur comprend immédiatement qu'il doit assimiler ce récit à conte, et accorder sa suspension d'incrédulité pour l'autonomie de cet enfant de 18 mois qui atteint sans coup férir le coeur du cimetière, sans pleurer, sans avoir faim, etc.
Arrivé au chapitre 3, le lecteur note immédiatement que les lignes se font plus épaisses, et moins fluide que celles de Nowlan, moins gracieuses que celles de Russell, plus lourdes, mais tout aussi amusées. le dispositif narratif fait que 2 ans séparent chaque chapitre, ainsi le lecteur peut mettre cette différence sur le compte du temps écoulé. Globalement,
Tony Harris s'en tient aux apparences graphiques conçues par Russell, et à l'environnement légèrement épuré pour ne pas perdre cette sensation entre réalité et onirisme, propre aux contes. Ce chapitre est également l'occasion de pénétrer dans un autre monde, différent de celui du cimetière, ces pages étant alors illustrées par
Scott Hampton, à la peinture. À nouveau cet artiste se coule dans le moule conçu par Russell, sans rien perdre de ses particularités. Il dépeint un monde légèrement éthéré (en cohérence avec l'endroit où a abouti Bod), un peu plus onirique, sans rien perdre de la sensibilité de ce jeune garçon.
Arrivé au chapitre 4, le lecteur vérifie 2 fois qu'il ne s'est pas trompé. Non,
P. Craig Russell n'est pas revenu pour dessiner un deuxième chapitre. Galen Showman reproduit avec fidélité la forme de ses traits, avec les légères arabesques, sans donner l'impression de le singer ou d'une application laborieuse et servile. Il retrouve la même légèreté et le même sens très sûr du bon dosage d'information dans chaque case. Il perd un peu en nuances, et en parfum amusé, mais pas de beaucoup. Dans le chapitre 5, le trait de Jill Thompson est un tout petit peu plus lourd, mais sa vision artistique est très sûre, alors qu'elle doit mettre en images l'une des scènes les plus visuellement ambitieuses du récit. le résultat est à nouveau époustouflant dans la justesse de sa sensibilité, un raccord parfait avec
P. Craig Russell.
Tout du long de ces 5 chapitres, le lecteur prend conscience du travail de conception et de transposition effectué par
P. Craig Russell qi permet d'assurer une cohérence narrative, malgré le changement d'artiste à chaque chapitre. Entièrement conquis par la qualité de ce monde immergeant un jeune enfant au milieu des fantômes, pour un conte d'une grande qualité visuelle, il peut en apprécier l'intrigue. L'une des règles implicites de la narration est que le lecteur ne doit pas s'attacher aux détails matériels de la vie de Bod dans le cimetière, sous peine de rompre le charme du conte (même si
Gaiman fournit de temps à autre quelques éléments matériels, tels que l'apport de nourriture par Silas, l'éducation de Bod, ou encore la présence d'un médecin parmi les fantômes).
Il convient alors d'apprécier chaque chapitre comme un conte dans le conte, une suite d'aventures survenant à Nobody Owens. La narration de
P. Craig Russell et des dessinateurs assure une fluidité et une cohérence à l'ensemble. le premier chapitre permet de prendre connaissance des circonstances qui ont abouti à la prise en charge d'un jeune enfant dans un cimetière, et le lecteur apprécie le passage d'une cavalière singulière. Par contre, il est prié de ne pas trop s'interroger sur l'existence de fantômes, de le prendre comme un fait établi, indépendamment de toute question sur l'âme, ou tout autre dimension spirituelle.
Le deuxième chapitre constitue un conte dans lequel un enfant confronte une de ses peurs, face à un individu réputé terrible.
Gaiman développe des circonstances divertissantes, et les présente de manière élégante et originale. Dans le troisième chapitre, Bod est extrait de force de ce milieu rassurant qu'est le cimetière car il succombe à un accès de mauvaise humeur et à la tentation (toute ressemblance avec ce qui arrive à un célèbre pantin de bois étant manifeste). La leçon (ou la morale de cette partie) ne joue pas sur la culpabilisation (ce qui est appréciable), mais sur l'importance de l'éducation, et d'écouter ses aînés.
Le quatrième chapitre propose une aventure dans la ville voisine, où
Gaiman désamorce vite toute angoisse, pour préférer une forme de jeu, incitant le lecteur à se demander comment Bod finira par avoir le dessus sur ses ravisseurs. Jusque-là, les histoires sont charmantes, mais sans beaucoup de conséquence. le cinquième chapitre est d'une toute autre nature, plus onirique, plus poétique, développant le thème de l'importance des morts dans la vie des vivants.
Il est impossible de résister au charme délicat et amusé de cette adaptation garantie sans culpabilisation, mas pas dépourvue de suspense. Chaque artiste réalise un travail exceptionnel, tout en respectant le cadre défini par Philip Craig Russel, le responsable et le concepteur de cette adaptation. Au final, le lecteur adulte a passé un bon moment aux côtés de Nobody Owens tout en trouvant ce conte un peu léger.