Citations sur La ligne des glaces (19)
Car les gens là-bas ne se plaignaient pas, ne geignaient pas, vous parler d'un Goulag où ils étaient nés et leurs parents morts comme une genèse naturelle, feignant parfois l'ironie, souriant souvent à demi pour retenir des larmes, et vous hochiez la tête, avec sur les lèvres un sourire, mais un sourire benêt, sans compassion, parfois même à la limite de rire franchement pour leur insuffler un zeste de cette bonne humeur dont à vrai dire vous manquiez totalement - ou alors, ils vous parlaient de la guerre et vous pensiez papy aussi a fait la guerre, sans voir qu'il y avait du Blitz au plan Barbarossa, de la drôle de guerre à la grande guerre patriotique et du STO au Goulag un abîme infranchissable et que la seule vraie frontière n'était pas sur les cartes, n'était ni naturelle ni arbitraire, n'était pas une ligne rouge bien réelle, une frontière profonde, historique, mémorielle, corporelle, qui n'avait pas tranché l'Europe car il n'y avait jamais eu d'Europe mais qui avait tranché des bras et des jambes, des cous, des cœurs, des langues, des cerveaux. Mais comment comprendre cela quand on avait encore rien vécu soi-même, né douillettement, élevé douillettement dans une Europe aseptisée, privé d'une mémoire qui s'était camouflée d'abord à l'abri de la gloire, ensuite à l'abri de la honte, décorant dans un premier temps les hommes de croix puis décorant les lieux de plaques de marbre noir - si bien que cette absence de vécu vous rendait sourd, borgne, indisponible, voir affecté de cette cécité d'âme, de cette insuffisance centrale.
Je lui demande s'il y a un mot dans sa langue qui désigne cette expression que je n'ai vue nulle part ailleurs en Europe. Impossible, lui dis-je, de savoir s'il s'agit là d'angoisse, de mélancolie, de vague à l'âme, de spleen, de... je cherche mes mots. Elle, après un temps de réflexion : ça doit être à cause de l'Histoire, fait-elle enfin. Oui, ça doit être à cause de l'Histoire. En France, vous n'avez pas la même histoire, la nôtre est un peu plus, comment dire... triste, et cette tristesse ne veut plus nous quitter, dit-elle – cette tristesse, on naît avec , on meurt avec ; elle est gravée là, tu comprends, Samuel, une vraie... oui, une vraie cicatrice, dit-elle en désignant de l'index sa trace de l'ange.
Les problèmes – selon certains observateurs – seraient aujourd’hui bien différents mais selon d’autres, on ne serait jamais à l’abri de l’éternel retour du même ; le réchauffement climatique serait un leurre, sa majesté le gel serait toujours aussi féroce, général hiver régnerait toujours en maître…
Les hommes, comme le prétendent les sagas, ont tout l’air de descendre en ligne directe de l’ours polaire, dans leurs gros blousons de cuir et leurs jeans trop serrés qui leur valent leur démarche diablement chaloupée ! Mais les femmes ! Quelles drôles de créatures que leurs femmes ! Quelle différence avec les Norvégiennes, qui ne se soucient ni d’être élégantes ni – décolletées, la jupe très courte, le cou-de-pied découvert par moins dix degrés – du regard des hommes.
Les vieilles légendes disent vrai, les hommes (ou du moins ceux qu’il m’arrive de croiser la nuit) ont d’un ours l’apparence et la férocité – mais elles oublient de mentionner que l’hiver et la dive bouteille leur donne une allure d’alligator.
Le mal du pays prend place doucement mais sûrement. Si le sentiment d’exil existe vraiment, j’imagine qu’il se distille en général à la mille et unième conversation avinée au terme de laquelle on vous aura littéralement saoulé, une bonne fois pour toutes, à force de remuer les divers stéréotypes que l’on attribue aux natifs de cette contrée où vous avez eu le malheur de vous aventurer !
La Liberté, elle, n’est pas une ondine, n’est pas une sirène, ne crie pas victoire, n’éclaire pas le monde avec une torche, elle a d’autres chats à fouetter, la Liberté : on la voit à la base du monument, sur un bas-relief usé par les durs hivers, ses muscles marmoréens tout érodés ; elle apporte l’épée, la Liberté, brandit son glaive de travertin, montre un menton glabre et mussolinien, un nez bien grec, une coupe à la Jeanne d’Arc que ceint un diadème – et c’est un ours qu’elle capture, terrasse, muselle, éventre et trucide, la Liberté
D’un pas décidé, j’entre dans le premier hôtel qu’éclaire une lanterne et demande un lit. On veut d’abord me refuser, il est trop tard, j’insiste, on me tend, avec un soupir, une clé lestée d’une croix en plomb. En allant me coucher, je ne cesse de penser à l’Italie. Dès mon réveil, j’apprends de la bouche de l’hôtelier que j’ai débarqué dans une vieille ville danoise, que ce sont les Danois – oui, les Danois, mister, qui l’ont fondée, c’est ici même que leur serait apparu, lors d’un combat contre les tribus locales, le Danebrog, qui flotte là-haut, look mister, sur la plus haute tour des remparts. Le Danebrog ! La croix blanche sur pavillon de viande tartare ! Et dire que j’ai pensé hier soir à l’Italie ! Mais le Danemark, l’Italie, peu importe, n’est-ce pas la vieille Europe, l’Europe de Shakespeare, que je retrouve ici davantage que sur les îles, hier, qui avaient un air de Sibérie, d’Alaska, de Groenland ? Est-ce parce que j’ai débarqué dans cette ville en venant de la mer, comme ailleurs à Gênes, à Livourne, à Venise, à Portoferraio ? Est-ce parce que j’ai marché à pied depuis le port, qui se trouve assez loin du centre ? Oui, pour saisir quelque chose de cette vieille cité, pour saisir un brin du génie du lieu, il fallait refaire les pas des marchands varègues. Il fallait traverser le port, la nuit, dans le blizzard, pour éprouver devant les tourelles de la porte médiévale un sentiment dont je croyais que seules de très vieilles pierres de quelques cités reculées de Toscane, d’Ombrie, des Marches, détenaient la clé. Peu importe en fin de compte la nature, l’architecture, les paysages : l’Europe se reconnaît et se mesure à sa cadence – et cette cadence c’est la marche, la marche à pied, qui a permis à toutes ces armées de l’envahir, à tous ces réfugiés de la fuir. On ne dira jamais assez qu’il n’y a pas de meilleur moyen d’aborder un lieu donné que la marche.
C’est alors que se reflète sur les murs vitrés d’un grand magasin l’image diffractée d’un clocher baroque, haut, très haut, torve ou vrillé. je pousse la porte d’un café, me dirige vers le comptoir, me renseigne en anglais, on me répond d’abord que nobody speaks english here, mais un homme taillé comme un bûcheron, cheveux hirsutes et grande barbe blonde, nez de boxeur, se détache de la foule, s’approche et m’apprend, en brandissant son grand index noueux et velu qu’il s’agit du clocher de la cathédrale Saint-Pierre, Saint-Peter, dit-il, like in Rome, like the Vatican, clocher reconnaissable entre tous – la vieille ville en est tout hérissée, de clochers ! – justement parce qu’il est vrillé, because of the war, you know, because they bombed the bell-tower during the war… Mais c’était il y a plus de soixante ans ! Songeur, les bras ballands, j’erre au hasard. Cette petite capitale européenne, avec ses vitrines où l’on peut entre deux absolutions – et en toute transparence – déguisé moitié en tchékiste, moitié en SS -, lâcher un peu de lest contre une poignée d’euros, ce serait un musée des horreurs du siècle dernier ? Et le murmure étranglé des gens dans cette ville ! Silence, marmonnements, chuchotis – leur idiome ? Et cette manière ensommeillée, mécanique, de leurs gestes !