Citations sur Maudit sois-tu, tome 3 : Shelley (11)
Je suis un cimetière à moi toute seule.
Voyez-vous, mes amis, Betsy est une malheureuse à qui la vie n’a accordé que très peu de faveurs. Elle est obligée de faire commerce de son corps pour survivre. Quelle ironie d’être une fille de joie quand le destin ne nous réserve que tristesse. Je la soigne depuis longtemps. Je suis devenu son confident. Son confesseur même, depuis que j’entends les choses repoussantes que ses clients l’obligent à faire. Car elle est malade, voyez-vous. La syphilis, que peut-être vous connaissez sous le nom de vérole. Une maladie terrible reconnaissable par des éruptions cutanées… Un peu comme celles que vous avez derrière l’oreille droite, inspecteur. Ou des lésions sur les organes génitaux qui provoquent une certaine irritation que la friction adoucit à peine.
Rien, ou si peu. Juste quelques ombres hésitantes et effrayées de s’être fait surprendre par l’obscurité et d’être déjà enveloppées d’un linceul de nuit. Quelques ombres aux mouvements désordonnés qui fugacent vainement mais cimetièrent à grands pas. Kas ! L’âme lutte mais elle n’a plus de prise sur le corps terrorisé. Elle ne peut le raisonner. Elle hurle silencieusement car elle sait maintenant qu’elle ne pourra jamais se détacher de cet amas de chair et de corruption. Que le corps court, court ! Il court à leur perte à tous les deux. Il n’coute plus, il n’entend rien. Il court. Elle qui aspirait à être vient de comprendre qu’elle ne sera pas car il est déjà trop tard.
Dieu nous a donné la raison pour nous élever au-dessus des faibles, des lâches et des animaux. Et il a délégué une infirme partie de son pouvoir à ceux qui soignent, guérissent et sauvent. Comme Mithridate, il faut administrer le poison pour être immunisé. Les Grecs avaient ce mot, Pharmakon, qui désignait à la fois le poison et son remède. […] Oui, Mary. Il existe une forme moins virulente de la variole : la vaccine, que l’on retrouve chez les vaches. J’ai prélevé du pus d’une vésicule de vaccine sur le pis d’une vache du Yorkshire, puis je l’ai inoculé à un petit garçon de 8 ans. Le garçon fut pris d’une forte fièvre au bout de quelques jours et, une fois guéri, je luis ai administré sur le bras, la vraie variole. Cet enfant n’a jamais développé la maladie, contrairement à son petit frère qui en est mort l’année suivante. La frontière est ténue entre le médecin et le charlatan. Ils peuvent basculer à n’importe quel moment en dehors du champ de la science, et de la morale. Mais l’audace, Mary, est la ressource des plus grands médecins, des plus grands scientifiques. Être courageux, c’est se décider à affronter le danger. Être téméraire, c’est le braver. Mais être audacieux, c’est savoir le vaincre.
Le vrai savant est celui qui est capable de tirer parti de ses erreurs. L’échec nous enseigne une sagesse plus profitable que l’euphorie du succès. Je nous accorde donc le droit à l’échec. L’expérience de ce soir n’était qu’une péripétie parmi d’autres.
Et c’est la mort, Mary… La mort qui vous accompagne depuis que votre malheureuse mère vous a mise au monde. La mort qui vous a déjà pris deux enfants, et s’apprête à engloutir le troisième. Vous êtes marquée au fer rouge, par l’assourdissant silence de ceux qui vous ont côtoyée. Vous avez volé Percy à Harriet Shelley, sa première femme, qui sans vous ne se serait pas jamais jetée dans la serpentine. Vous avez volé Percy à votre sœur Fanny qui ne s’en est jamais vraiment remise et s’est suicidée deux mois avant votre mariage. Dans vos histoires, vous inventez la renaissance pour occulter le deuil mais vous oubliez que c’est le vide qui vous attend.
Torquay, mai 1815. Quelle est ma faute ? J’ai rêvé ma fille, mon bébé, engloutissant mon sein, la jolie joue prolongeant le galbe de ma poitrine gonflée. J’ai rêvé son regard fixé sur le mien, ses grands yeux bleus comme hypnotisés, sondant le tréfond de mon âme sans un battement de cil. Pour elle, j’étais l’alpha et l’oméga, j’étais l’absolu, j’étais le tout. J’ai rêvé qu’elle était vivante. Quelle est ma faute ? Je me souviens de ce naufrage, l’année dernière. La mer du Nord vomissait les marins du Gottfried Mehn sur la côte de Whitby. Sa langue d’écume léchait les cadavres gonflés qui roulaient en crissant sur la grève. Parmi tous ces corps désarticulés, il y en avait un qui respirait encore. Un vieux matelot qui resta entre la vie et la mort plusieurs semaines durant. L’abîme se refusait à lui. Il respirait, mais ne bougeait plus. Son cœur battait, mais personne ne l’entendait. Et le docteur Cline, ce brave docteur Cline, le ramena à la vie par des frictions, des massages, il le ramena à la vie. Cet homme était vieux, mon enfant était pimpant. Ce marin était laid, mon bébé était un ange. Ce Lazare portait les péchés du monde, ma fille était l’innocence. Pourquoi est-elle morte ? Quelle est ma faute ?
Etre courageux, c'est se décider à affronter le danger. Etre téméraire, c'est le braver, mais être audacieux, c'est savoir le vaincre.
En êtes-vous sûre ? Vous étiez pourtant tous si imprégné de laudanum que vous ressembliez à des fantômes. Lord Byron, exalté, jouant avec la passion de votre sœur Claire Clarmont qui, enceinte de lui, le dévorait des yeux. Votre Percy, claustrophobe, oppressé, frénétique, qui avait préféré quitter la pièce. Et vous, Mary… Vous avez écouté mon histoire de vampire sans broncher, silencieuse. Je me suis demandé si vous m’écoutiez vraiment, d’ailleurs. Je me souviens de votre buste qui oscillait légèrement de droite à gauche. J’avais l’impression de vous hypnotiser, d’être le seul centre de votre intérêt. Et vous avez raconté votre histoire, votre Frankenstein. Quand Byron et Claire ont quitté la pièce, ce soir-là, je ne m’en étais toujours pas remis. Remis d’avoir été frappé par la foudre.
Vous m’avez humilié. Sur les bords du lac Léman, dans cette maison sans âme, cette année sans été, vous m’avez humilié.