Voilà un des rares passages de la Recherche écrit à la troisième personne et qui permet au narrateur de prendre toutes les distances nécessaires, d'intégrer un groupe, de le quitter ; groupes dans, et autour desquels s'intègrent ou gravitent Swann, ami de la famille du narrateur déjà cité dans «Combray» et Odette de Crécy dont celui-ci est épris.
Swann rencontre Odette par l'entremise des Verdurin, famille de la haute bourgeoisie dominée par le caractère haut en couleurs et délicieusement comique de Mme Verdurin, mélange de vernis social et de culture minimum mais qui s'entoure d'une compagnie d'artistes, peintre et musicien, d'un médecin et d'autres personnages qui se croisent. le fameux «clan des Verdurin», au début du roman, dans lequel il est, paraît-il, difficile de s'intégrer, présente une sorte de casting, la toile de fond sur laquelle va s'inscrire l'idylle Swann-Odette.
L'amour qu'éprouve Swann pour Odette, lui, s'intègre dans un syncrétisme de sensations tout baudelairien (formes couleurs, parfums et sons) notamment à l'écoute de la fameuse sonate du musicien Vinteuil, sensations auxquelles se surimpose l'image d'Odette. On pense aussi à
Baudelaire dans cette analyse clinique de l'amour, lorsqu'il assimile le couple à une opération chirurgicale où il y a le chirurgien et l'opéré. (Fusées 4) La moindre preuve d'amour est pour Swann un objet d'enthousiasme tout comme le moindre soupçon devient une souffrance profonde. Bref c'est l'éternelle ambivalence du «fuis-moi, je te suis ; suis-moi, je te fuis.»
L'art de
Proust ici est d'associer les pensées de Swann comme un dévidoir de l'amour d'Odette où le sentiment se défait peu à peu, d'établir un parallèle subtil entre la disgrâce de Swann chez les Verdurin avec sa recherche obstinée d'Odette qui le fuit d'autant plus tout en intégrant, en filigrane, par l'entremise d'un rêve de Swann où apparaît un jeune homme inconnu, l'homosexualité latente du personnage. le jeu du narrateur, changeant sans cesse de point de vue – d'où l'utilisation de la troisième personne – lui permet de passer de l'humour distancié (les goûts et réflexions de Mme Verdurin), au mépris de Swann pour cette bourgeoisie dont il a besoin pour arriver à ses fins, tout comme l'auteur fréquentait ce monde pour amener de l'eau à son moulin littéraire.
de même,
Proust, tributaire de son époque et des balbutiements de la psychanalyse, introduit plusieurs rêves freudiens à la fois révélateurs de la personnalité qu'il veut complexe de Swann et incarnant la schizophrénie du romancier, car le rêve distribue et crée des personnages réels (
Napoléon III à la fin) et imaginaires (le jeune homme inconnu et d'autres personnages de cette diégèse.) Excusez le jargon … :
« Ainsi Swann se parlait-il à lui-même, car le jeune homme qu'il n'avait pu identifier d'abord était aussi lui ; comme certains romanciers, il avait distribué sa personnalité à deux personnages, celui qui faisait le rêve et un qu'il voyait devant lui coiffé d'un fez. »(303)
M'est avis que ce jeune homme va se retrouver plus loin dans la recherche.
Ce sera à suivre avec ô combien de délices encore.