Le long purgatoire du Temps Retrouvé, cette descente aux Enfers dantesque, ponctuée d'obscurités, d'incendies, de lieux souterrains, il n'est pas croyable que
Proust n'en eût consciemment le modèle, mais dissimulé, dissimulant, il n'avoue que les Mille et Une Nuits dont la référence comique émaille des scènes sans orientalisme.
Dante, le modèle donc. Et plus profondément celui de la Chute et de la Rédemption.
Il n'est pas vraisemblable que
Proust n'en eût conscience, et cependant, avec sa culture, son raffinement, il était capable de folies et cette démarche d'insecte qui lance le narrateur à travers Paris à la poursuite du baron de Charlus, puis de la maison de passe jusque chez lui où Françoise et le maître d'hôtel s'entre-dévorent ; cette démarche en biais, cette allure de crabe-tourteau, il est également envisageable qu'elles aient occulté les thèmes bibliques et
la Divine Comédie. Ils restent sous-jacents.
On s'enfonce en effet, dès l'ouverture de ce dernier volume de la Recherche, dans une succession de scènes où le mal s'aggrave petit à petit. C'est d'abord les familiers que l'on ne reconnaît pas, la médisance du salon Verdurin altéré par les ans ;
Saint-Loup dont les mauvais côtés seuls remontent à la surface et subsistent dans l'effondrement des souvenirs et des amours (Gilberte, Albertine). Puis la flagellation, les antichambres et les oeils-de-boeuf, des intérieurs dont cette fois
Dostoïevski, évoqué à deux reprises dans cette « cathédrale inachevée », pourrait avoir fourni l'inspiration (par la prestesse des changements de décor, le rassemblement de personnages glanés au détour d'un cloaque dans de petits salons, des pièces closes) mais qui évoquent, en aval du courant littéraire, le
Genet de
Notre-Dame-des-Fleurs. Enfin le métro parisien dont l'abri ne sert plus, pendant les bombardements, virtuose parallèle de Pompéi et Sodome et Gomorrhe, qu'à d'ignominieux tripotages et des attouchements subreptices. La guerre environne cette perdition. Non la Grande Guerre sur le front, mais en creux sur la capitale, celle des embusqués et des plaisirs frivoles de l'arrière.
Et c'est peut-être la vraie ; car la guerre parisienne et son décor maudit semblent manifester le péché qui s'est emparé du monde innocent du « Côté de chez Swann » ou des « Jeunes Filles en Fleurs». En 1913,
Proust a achevé le manuscrit principal de la Recherche. Il ajoute après-guerre « béquets » et « paperoles », qui font aux éditeurs s'arracher les cheveux pour tenter d'en recoudre un roman linéaire, au vaste champ d'épandage, au terrain vague du dernier livre. La malédiction du Temps lui-même, son propos initial, la guerre vient à point nommé l'illustrer. Que l'on n'en voie que les aspects mesquins répond finalement à cette dérisoire entropie de la condition humaine, dont il retrace le non-sens dans la succession du récit. La guerre est la figure politique de l'arrivée à l'âge adulte et de la perte des illusions. Il n'y a rien au-delà : la paix même ne saurait révéler du monde que les déceptions, le caractère irréversible du changement. Seule l'écriture rédime : la traversée des Enfers est aboutie à un beau livre. Choral magnifique des pavés de la cour de l'hôtel de Guermantes...
Mais annonciateur du Salut, comme « une corne de taureau dans la littérature » (
Leiris), se trouve d'abord l'étrange passage où le narrateur affirme avoir tout inventé, fabriqué tous les personnages « pour les besoins de (sa) démonstration », à l'exception du seul couple sublime des Larivière. On éprouve, du reste, avec difficulté le "sublime" de ces cafetiers sortis de leur retraite pour aider leur nièce veuve. Mais si
Proust le prend pour tel, c'est qu'enfin le réel affleure. Après tant de pages de fiction, après « le rocher de la Matière » où s'enchaîne le baron, voici l'évènement ni de l'ordre de l'imagination, ni de l'inanimé : en ce modeste point de l'espace et du temps se conjoignent, comme à la naissance du Sauveur, l'éternel et l'insignifiant, l'Histoire et la charité. La création se résume – elle trouve son sens. La folie du monde et ses désillusions ne valent que si on les transforme en un bel objet littéraire. A l'inverse, le livre ne serait rien s'il ne disait la vérité.
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