Si c'était à refaire, je serais sociothérapeute.
Cette pensée me vient après avoir lu le livre magistral d'un travailleur qui a pris du recul lors d'un long arrêt maladie, prolongé d'une mise en disponibilité pour « s'écarter un peu du délire productiviste qui gagne les universités au même titre que de nombreuses autres institutions. »
Thomas Périlleux a pris le temps de réfléchir à sa pratique, de se remémorer les histoires de personnes au bout du rouleau, racontées dans le secret d'une consultation individuelle, tenue depuis quinze ans. Ces récits constituent l'essentiel de l'essai. La description de sa méthode couronne les témoignages, d'une écriture mûrie, avec un sens de la formule qui fait mouche.
Elles et ils sont informaticien, intervenante psychosociale, mécanicien, travailleuse sociale… Leur parole témoigne de l'extrême violence de leurs conditions de travail, cassant l'image idyllique de l'activité professionnelle, lieu privilégié de l'épanouissement de soi, celle qu'un capitalisme évolué nous fait miroiter.
« Ma vie, c'est mon boulot. »
Difficile à tenir lorsque le travail devient une lutte ; contre les consignes idiotes, l'accélération, la perte de sens, la pression de l'efficacité. le travailleur se sent isolé, écrasé, prisonnier d'une autonomie fallacieuse, censée lui donner l'occasion de résoudre les dysfonctionnements par lui-même, privé de régulation collective des problèmes, tenu de suivre des procédures s'il veut communiquer. C'est le grand tournant du management « agile » des années 80 : autonomisation et responsabilisation dans l'optique d'être performant, synonyme d'une kyrielle de désagréments, tels la peur, l'angoisse, la honte (d'être malade), le harcèlement sournois.
Confronté à une tension insoutenable, le travailleur soit, agit en automate, soit, prend de la distance, selon le précepte de la hiérarchie - « ne pas prendre les choses trop à coeur. » le costume endossé finit par craquer sous toutes les coutures. Place à l'épuisement professionnel, à la dépression ou à la désorientation existentielle. Un système de production génère des pathologies, tant sur le plan individuel que collectif.
Le sociothérapeuthe (sociologue et psychanalyste) prend ces maladies en charge, associé au médecin (psychiatre) et au psychothérapeute si nécessaire. L'approche de
Thomas Périlleux oeuvre à rebours des conventions. Il n'apporte ni conseils directs, ni solution clé-sur-porte. Il ne cherche pas non plus à supprimer immédiatement les symptômes, ni à remettre rapidement la personne au travail (comme elle le souhaite souvent).
Il prend le temps. Il « essaie plutôt de laisser cheminer la question : Pourquoi je suis là ? ». Il aide à discerner ce qui relève de l'organisation de l'entreprise et ce qui appartient au fonctionnement psychique du consultant, cherchant le point de rencontre entre les deux. Il s'avère que l'institution nécessite des soins au même titre que le travailleur et le travail.
L'auteur valorise la parole, révélatrice de ce qu'on ne sait pas encore (ce qu'on ne veut pas savoir) au secret de soi. Les deux partenaires cernent des marges de créativité, une façon de résister aux chiffres, protocoles et comparaisons incessantes, sources d'étouffement ; de repérer des ressources collectives inexploitées.
Thomas Périlleux défriche la voie au conflit avec soi-même, avec d'autres, au lieu de conflits larvés ou de guerres sanglantes, sur les critères de qualité du travail et son organisation.
« Je veux ouvrir la parole au conflit étouffé en soi et entre soi. »
Si la vie palpite au travail, elle palpite partout.
En filigrane de la détresse humaine, j'ai vu le paysage contrasté du monde du travail, doublé d'une vision sociopolitique du système économique, accusé de faire du travailleur un consommateur de lui-même et des autres.
Il est temps de risquer de perdre du temps. Il est urgent de redonner sa place au rapport humain. Ces injonctions valent également au quotidien.