Il y avait effectivement quelque chose d’assez proche du vertige borgésien à vouloir se représenter une salle réservée à l’audition de la Symphonie n°48 en do, dite Maria-Thérésa, de Joseph Haydn, une autre consacrée à la lecture du baromètre ou au nettoyage de mon gros orteil droit …
d’un espace inutile
J’ai plusieurs fois essayé de penser à un appartement dans lequel il y aurait une pièce inutile, absolument et délibérément inutile. Ça n’aurait pas été un débarras, ça n’aurait pas été une chambre supplémentaire, ni un couloir, ni un cagibi, ou un recoin. Ç’aurait été un espace sans fonction. Ça n’aurait servi à rien, ça n’aurait renvoyé à rien.
Il m’a été impossible, en dépit de mes efforts, de suivre cette pensée, cette image, jusqu’au bout. Le langage lui-même, me semble-t-il, s’est avéré inapte à décrire ce rien, ce vide, comme si l’on ne pouvait parler que de ce qui est plein, utile, et fonctionnel.
Un espace sans fonction. Non pas "sans fonction précise", mais précisément sans fonction ; non pas pluri-fonctionnel (cela, tout le monde sait le faire), mais a-fonctionnel. Ça n’aurait évidemment pas été un espace uniquement destiné à "libérer" les autres (fourre-tout, placard, penderie, rangement, etc.) mais un espace, je le répète, qui n’aurait servi à rien.
Comment penser le rien ? Comment penser le rien sans automatiquement mettre quelque chose autour de ce rien, ce qui en fait un trou, dans lequel on va s’empresser de mettre quelque chose, une pratique, une fonction, un destin, un regard, un besoin, un manque, un surplus ?
J’ai essayé de suivre avec docilité cette idée molle. J’ai rencontré beaucoup d’espaces inutilisés. Mais je ne voulais ni de l’inutilisable, ni de l’inutilisé, mais de l’inutile. Comment chasser la nécessité ? Je me suis imaginé que j’habitais un appartement immense, tellement immense que je ne parvenais jamais à me rappeler combien il y avait de pièces (je l’avais su, jadis, mais je l’avais oublié, et je savais que j’étais déjà trop vieux pour recommencer un dénombrement aussi compliqué) : toutes les pièces, sauf une, serviraient à quelque chose. Le tout était de trouver la dernière.
J’ai pensé au vieux Prince Bolkonski qui, lorsque le sort de son fils l’inquiète, cherche en vain pendant toute la nuit, de chambre en chambre, un flambeau à la main, suivi de son serviteur Tikhone portant des couvertures de fourrure, le lit où il trouvera enfin le sommeil. J’ai pensé à un roman de science-fiction dans lequel la notion même d’habitat aurait disparu ; j’ai pensé à une nouvelle de Borges (L’Immortel) dans laquelle des hommes que la nécessité de vivre et de mourir n’habite plus ont construit des palais en ruine et des escaliers inutilisables ; j’ai pensé à des gravures d’Escher et à des tableaux de Magritte ; j’ai pensé à une gigantesque boîte de Skinner : une chambre entièrement tendue de noir, un unique bouton sur un des murs : en appuyant sur le bouton , on fait apparaître, pendant un bref instant, quelque chose comme une croix de Malte grise, sur fond blanc ; j’ai pensé aux grandes Pyramides et aux intérieurs d’église de Saenredam ; j’ai pensé à quelque chose de japonais ; j’ai pensé au vague souvenir que j’avais d’un texte d’Heissenbüttel dans lequel le narrateur découvre une pièce sans portes ni fenêtres ; j’ai pensé à des rêves que j’avais faits sur ce même thème, découvrant dans mon propre appartement une pièce que je ne connaissais pas.
(citant Heredia)
Heureux qui peut dormir sans peur et sans remords
Dans le lit paternel, massif et vénérable
Où tous les siens sont nés aussi bien qu'ils sont morts.
on remarquera (...) que le salon et la chambre (...) ont à peine plus d'importance que le placard à balais
(p. 44)
« L’espace de notre vie n’est ni construit, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et il se rassemble ? On sent confusément des fissures, des hiatus, des points de friction, on a parfois la vague impression que ça se coince quelque part, ou que ça éclate, ou que ça se cogne. » (Extrait du feuillet mobile intitulé « Prière d’insérer »)
Plus généralement : la portion de la ville dans laquelle on se déplace facilement à pied ou, pour dire la même chose sous la forme d’une lapalissade, la partie de la ville dans laquelle on n’a pas besoin de se rendre, puisque précisément on y est.
Le quartier
Déménager
Quitter un appartement. Vider les lieux. Décamper. Faire place nette.
Débarrasser le plancher.
Inventorier ranger classer trier
Éliminer jeter fourguer
Casser
Brûler
Descendre desceller déclouer décoller dévisser décrocher
Débrancher détacher couper tirer démonter plier couper
Rouler
Empaqueter emballer sangler nouer empiler rassembler entasser ficeler envelopper protéger recouvrir entourer serrer
Enlever porter soulever
Balayer
Fermer
Partir
On vit quelque part : dans un pays, dans une ville de ce pays, dans un quartier de cette ville, dans une rue de ce quartier, dans un immeuble de cette rue, dans un appartement de cet immeuble.
Il y a longtemps qu'on aurait dû prendre l'habitude de se déplacer, de se déplacer librement, sans que cela nous coûte. Mais on ne l'a pas fait : on est resté là où l'on était ; les choses sont restées comme elles étaient. On ne s'est pas demandé pourquoi c'était là et pas ailleurs, pourquoi c'était comme cela et pas autrement. Ensuite, évidemment, il a été trop tard, les plis étaient pris. On s'est mis à se croire bien là où l'on était. Après tout, on y était aussi bien qu'en face.
L'espace commnence ainsi, avec seulement des mots, des signes tracés sur la page blanche. Décrire l'espace :le nommer, le tracer, comme ces faiseurs de portulans qui saturaient les côtes de noms de ports, de noms de caps, de noms de criques, jusqu'à ce que la terre finisse par ne plus être séparée de la mer que par un ruban continu de texte. L'aleph, ce lieu borgésien où le monde entier est simultanément visible, est-il autre chose qu'un alphabet ?
Sur les lignes droites
Ici j'avais fait un chapitre sur les lignes courbes, pour prouver l'excellence des lignes droites...
Une ligne droite! Le sentier où douvent marcher les vrais chrétiens, disent les Pères de l'Église.
L'emblème de la droiture morale, dit Cicéron.
La meilleure de toutes les lignes, disent les planteurs de choux.
La ligne la plus courte, dit Archimède, que l'on puisse tirer d'un point à un autre.
Mais un auteur tel que moi, et tel que bien d'autres, n'est pas un géomètre ; et j'ai abandonné la ligne droite.
Lawrence Sterne- "Tristram Shandy"