« On appelle ça une chanson d'élimination. Dans certaines cultures antiques, on la chantait aux enfants pendant les famines ou les sécheresses, chaque fois que la tribu avait épuisé les ressources de ses terres. On la chantait aux guerriers blessés par accident ou aux très âgés ou à tous ceux qui se mouraient. On l'utilisait pour mettre un terme aux souffrances et à la douleur.
C'est une
berceuse. »
Et moi je compte 1, je compte 2, je compte 3 et tu parles d'euthanasie.
Sujet éthique très controversé. Acte miséricordieux pour mettre fin aux souffrances ? Ou acte de pouvoir de vie et de mort sur une personne qui n'est pas forcément capable de comprendre que c'est la fin?
Et une fin pour qui ?
Une fin pour quoi ?
Y'a-t-il une vie après la mort ? L'euthanasie par les mots. Ici une
berceuse, une chanson douce pour amener le sommeil.
Un sommeil éternel.
Des mots créés pour supprimer les maux.
Le personnage d'Helen préfèrera mettre son bébé sous assistance respiratoire pendant plus de vingt ans que de s'en séparer et d'autres préfèrent rompre ce qu'ils estiment prolonger la souffrance inutilement. le paradoxe de ce choix réside entre le pouvoir de vie et de mort sur une personne qui n'est pas capable de prendre cette décision ou la volonté de faire le bien en soulageant une personne en souffrance.
Palahniuk va jouer sur ses deux réflexions, sur ce très complexe paradoxe entre le Pouvoir et l'Amour.
Et je compte 4, je compte 5, je compte 6 et tu parles de paradoxes.
Le paradoxe des personnages qui ne veulent pas faire de mal mais utilise le pouvoir. le paradoxe de l'euthanasie et de la mort. le paradoxe de l'Amour. le paradoxe du personnage d'Oyster, qui critique vivement la consommation de la viande, les pratiques cruelles qui en découlent mais qui tue des gens. Carl qui veut sauver l'humanité en quête de tous les livres qui possèdent la chanson de l'élimination et qui tue sur son passage. le paradoxe de la
Berceuse qui a été créé pour apaiser les souffrances mais est utilisé pour tuer des gens, dont la perte fera souffrir les proches. le paradoxe de la magie, de la sorcellerie dans un monde réaliste. le paradoxe de personnages désespérés et nihilistes mais qui sont pourtant en quête pour donner une signification à leur existence même dans un monde en apparence absurde. le paradoxe du contrôle : les personnages cherchent à contrôler les autres par le langage et sont eux-mêmes piégés par ce besoin de contrôle. le paradoxe de la société de consommation dénoncée alors qu'on y participe activement.
Et je compte 7, je compte 8, je compte 9, et tu parles de société de consommation.
Et si cette
berceuse se retrouvait dans un pays dominé par le fait d'acheter, de posséder, de vendre ? Un monde qui ne souffre pas de famine, de sécheresse, de guerriers blessés aux combats ? Un monde dominé par la publicité ? Un monde dirigé par la bouffe à volonté ? Un monde en surabondance avec des poulets, des cochons, des vaches enfermés dans des fermes usines qui amènent un excès de nourriture ? Un monde dominé par l'industrie du parfum, des voitures, des télévisions, des téléphones portables, des ordinateurs ? Un monde avec des gens happés par les réseaux sociaux, vecteurs de fake news, de mensonges, de trafic d'image et de son, de filtres, de contenus toxiques, de propagandes ? Un monde où les pensées et les réflexions sont remplacées par une profusion excessive d'informations de mass média et d'hyper-connexions ? Que ferions-nous de cette
berceuse entre nos mains ? Ce serait un grand pouvoir.
Et je compte 10, je compte 11, je compte 12 et tu parles de pouvoir. le pouvoir de vie ou de mort sur mon voisin qui m'agace, mon patron excessif, mon ex, mon ancienne camarade de classe, un politicien que je ne supporte pas, un mec dans la rue qui me bouscule, une cliente qui ne m'a pas dit bonjour… Ces accros du meurtre facile, il suffit juste de prononcer quelques mots. le pouvoir qui se manifeste dans la capacité à donner à celui qui possède la comptine, le contrôle absolu de vie et de mort. Helen racontera l'histoire d'une infirmière, à qui on avait confié l'euthanasie d'un patient qui souffrait trop. Elle y prendra goût dans son quotidien, transformant l'euthanasie en addiction, son altruisme du début en crime ignoble… le pouvoir sera associé à une dépendance malsaine pour s'élever dans son existence qu'elle estime vide de sens. Révélant à quel point l'exercice du pouvoir peut corrompre les intentions les plus nobles. Carl parle de sauveurs lorsque la police commence à le soupçonner de quelque chose. Sauvez-le de son savoir, il lui permet de tuer, de s'ôter toute humanité…
Et je compte 13, je compte 14, je compte 15 et tu parles de déshumanisation. Comment l'idée d'une société contemporaine peut agir comme agent de déshumanisation progressive en transformant les individus en automates ou en zombies, en enlevant ses capacités critiques, son imagination, sa capacité à penser de manière authentique sans le biais de mass média ? Comment la routine quotidienne pour se conformer aux attentes sociales et la pression de l'image que l'on renvoi peuvent limiter nos expressions, notre humour et étouffer notre créativité ? Comment préserver son identité dans un environnement qui valorise la conformité et la productivité standardisé ? Avec cette citation qui a beaucoup révoltée Indimoon. Sommes-nous toujours vivants ? Sommes-nous toujours humains ? Il ne s'agit pas de minimiser la douleur de la mort, mais de réfléchir sur celle d'une autre souffrance, celle de vivre dans une société déshumanisante ? Comment est-elle cette société aliénée et aliénante? A-t-elle un sens ?
Et je compte 16, je compte 17, je compte 18 et tu parles de nihilisme. La vie des personnages chez
Palahniuk est dénuée de sens. Ils sont confrontés à des situations où les valeurs traditionnelles de la vie, de la mort, de l'amour et du choix sont troublées et dénuées de leur sens habituel. Les individus sont aliénés par les médias, la technologie et les valeurs matérialistes, créant un vide existentiel. D'ailleurs, c'est bien un outil artificiel qui maintient l'enfant d'Helen en vie depuis 20 ans. L'auteur, met en lumière un monde où les traditions, les croyances et les valeurs sont en déclin, remplacées par des illusions de consommation et de superficialité. L'obsession pour le pouvoir, que ce soit par le biais de la
berceuse ou des structures sociales et économiques, reflète une quête désespérée de sens dans un monde qui semble en être dépourvu. Les personnages de
Palahniuk, souvent brisés et désillusionnés, incarnent cette lutte pour trouver une signification dans le chaos. Dans l'ensemble de l'oeuvre de
Palahniuk, on retrouve ce thème du nihilisme. Que ce soit dans
Fight Club avec sa critique de la société de consommation et la recherche d'une identité à travers la violence, ou dans
A l'Estomac avec la quête de sens dans l'auto-destruction et l'auto-mutilation, ou dans
Damnés avec l'exploration d'un enfer dystopique remettant en question des fondements de l'existence et en parcourant à l'inverse le vide existentiel sur Terre, ou dans
Monstres Invisibles qui met en lumière la vacuité de l'existence et la superficialité physique,
Palahniuk explore comment ses personnages tentent de naviguer dans ce monde où les repères de la civilisation promis sont devenus trop éloignés de ses rapports authentiques avec la nature. Mais une chose n'est pas perdue de notre nature : notre langage, nos mots.
Et je compte 19, je compte 20, je compte 21 et tu parles de mots. du langage utilisé comme Arme. Et je pense à Pontypool de
Tony Burgess, dont les mots sont vecteurs d'une contamination, et je pense à L'Alphabet des Flammes de
Ben Marcus où les mots des enfants deviennent toxiques pour les adultes, rendant la communication dangereuse. Ses trois romans (et peut-être en existe-t-il d'autres) explorent l'horreur non pas à travers des monstres physiques, mais à travers des perturbations dans la communication humaine. Ils mettent en avant les conséquences psychologiques et sociales de la rupture de la communication et de la confiance, créant l'isolement : dans
Berceuse, Carl Streator confronté à ce pouvoir dont il abuse, comprend que si le monde entier le possédait ce serait le chaos. Dans Pontypool Grant Mazzy et ses collègues se retrouvent isolés et se méfient des gens à l'extérieur de la station de radio. Et dans L'Alphabet des Flammes, les parents sont obligés de s'isoler de leur enfant. On s'interroge alors sur le pouvoir des mots, du langage, de la communication, sur comment cela peut affecter une société et l'individu, on s'interroge sur la confiance que l'on place aux mots et comment ses mots peuvent relier les gens ou les séparer… On s'interroge sur comment une société dominé par l'argent, manipule les mots pour asservir une population… On s'interroge sur comment les mots peuvent blesser des gens ou même créer des conflits… On s'interroge sur comment les mots peuvent devenir viraux et affectés les humains… Comment les mots des rumeurs peuvent détruire des vies… Comment utiliser les mots pour la désinformation, pour l'interprétation, pour la propagande… Comment utiliser les mots pour isoler, pour rendre psychologiquement instable, pour harceler, pour tuer… dans un monde où le langage, censé rapprocher les gens, devient une force de division, de rupture sociale et de destruction.
Et je compte 21, je compte 22 et je compte 23,
à vous.