Citations sur Le poète de Safi (39)
Le bagou nourrit son homme ! Il le nourrit même très bien ! Regarde un peu tous ces filous qui nous gouvernent ! De quoi vivent-ils, si ce n’est de leur bagou ? Ils ne travaillent ni dans les usines, ni dans les champs, ni dans les chantiers. Ils ne produisent rien d’autre que du baratin à longueur de journée. Et pourtant ce sont eux qui nagent dans l’opulence et pètent dans la soie.
« Cest lui l'auteur du faux appel ! tonne le muezzin, écumant de rage. C'est lui le profanateur de la maison d'Allah ! »
À ces mots, un solide luron d'une trentaine d'années, la barbe teinte au henné, charge Moncef par derrière et lui assène un violent coup de pied au bas du dos, accompagné d'un « Allahou akbar ! », détonant comme une bombe. Les autres lui emboîtent le pas : les coups de poing et de pied pleuvent de partout avec une bestialité effrayante, suivis d'imprécations, insultes et crachats ; c'est comme si on ouvrait la boîte de Pandore. Face à des scènes pareilles, assez fréquentes dans les rues populeuses, on prend soudain conscience que la plupart de nos concitoyens, quoique souvent d'une apparence moderne et émancipée, tiennent moins de l'homme civilisé que du troglodyte mal dégrossi.
Les écoles et universités fabriquent chaque année des légions d’incultes et d’obscurantistes, plus capables de barbarie que d’actes civilisés ; le Livre fait la chasse aux livres, les écrivains végètent dans la gêne et l’indifférence, l’intelligence s’éteint, le beau décline, l’esprit critique se meurt, la bêtise bat son plein. Il est écrit quelque part dans la fameuse Mouqaddima d’Ibn Khaldoun, encore lui, que lorsqu’une nation opte pour la débilisation massive de ses citoyens, sa fin devient imminente.
Ès appartient à un niveau de langue beaucoup plus recherché, beaucoup plus soigné que en.
Rien ni personne ne peut ébranler leur foi, pas même l’indifférence, ce pire ennemi du talent. Certains ont un emploi de petit fonctionnaire qui les protège de la faim ; d’autres, au chômage, vivotent au jour le jour. Quand leur ouvrage est fini, ils font des pieds et des mains pour l’autoéditer, souvent avec de l’argent emprunté à des amis ou à des membres de leurs familles, certains qu’ils auront toutes les peines du monde à les rembourser. Leur seul espoir : être lus par une minorité de leurs concitoyens ; la majorité, inculte ou analphabète, ou les deux à la fois, n’ayant pour tout plaisir que celui de gueuletonner et de copuler.
À Safi, comme partout ailleurs, les classes sociales ne se mêlent pas : les pauvres s’allient aux pauvres, les riches aux riches ; c’est ainsi depuis que le monde est monde, un ordre figé et immuable ; ni les dieux ni les hommes n’ont jamais réussi à le bousculer, sauf dans les contes merveilleux et les fables pour enfants.
Ils s’en prennent violemment aux couples d’amoureux désargentés, qui se retirent là à la recherche d’un peu d’intimité, les délogent comme des rats, les rouent de coups, les délestent de leurs téléphones et de leur argent. On raconte aussi que c’est lui qui a mis le feu à Sidi Daniel, un marabout situé au bord de la mer, à une dizaine de kilomètres au sud de Safi. Abou Soufiane trouve scandaleux que les Safiots vénèrent un marabout d’origine chrétienne. Sur la terre d’Allah, on n’aime pas les saints qui viennent d’ailleurs.
Si, un jour, le malheur devait prendre forme humaine, il ne trouverait pas mieux que celle de mon père ce soir-là.
Parce que je sais que les poulets ont l’habileté de tirer les vers du nez à ceux qui leur parlent, leur font dire ce qu’ils n’ont pas dit. Moralité de l’histoire : lorsqu’on a affaire à cette engeance-là, mieux vaut la boucler. Motus et bouche cousue !
Les connaisseurs disent ce qu’ils veulent bien dire et laissent la vérité de côté, parce qu’elle n’arrangerait pas leurs affaires ! C’est ainsi depuis des siècles, depuis qu’ils ont compris qu’ils peuvent tirer profit de la naïveté des masses et prospérer ainsi sur leurs dos en les berçant de promesses ronflantes et de contes à dormir debout.