Et s'il existait une continuité analogique entre la composition de nos états de conscience, notre impression d'une permanence dans notre identité, notre rapport au monde ? Et si le point commun de ces différentes situations se trouvait dans la tension qui existe entre le clôt et le continu ? Entre le fini et la limite indiscernable ?
Tel est le séduisant postulat de
Lionel Naccache dans son
Apologie de la discrétion. Partant de la définition mathématique des ensembles, distincts ou continus, il montre le parallèle qui existe entre cette vision des nombres et la manière dont fonctionnent nos états de conscience. Sur le plan mathématique, c'est la différence entre les nombres entiers dont la suite est constituée de nombres hermétiquement distincts les uns des autres (1, 2, 3,… et entre chacun d'entre eux, rien) et les nombres réels qui, dès que l'on s'aventure au-delà de la virgule contiennent un infini de chiffres les séparant du suivant. Et effectivement, sur le plan neurologique, que ce soit sur le plan de la transmission synaptique ou sur celui de notre perception sensorielle du monde, la réalité est la même : nous fonctionnons à partir de micro séquences séparées de vide que notre « cinéma intérieur » se charge de lisser, monter, afin que la perception qui en découle soit celle d'une continuité. Histoire sans doute de ne pas être perpétuellement dans l'état d'un fêtard après une nuit sous les flashs d'un DJ halluciné. Là où nous nous éprouvons continu, nous sommes en réalité constitués de haché autonome, et ce à différents niveaux. La démonstration vaut également pour la conscience que nous avons de notre je : elle est l'actualisation éphémère d'un présent qui oblitère tous les autres « je » passés, pas plus qu'elle ne compte sur tous les « je » du présent à venir (vous suivez ?), choisissant pour un temps parmi tous les possibles que recèle une forme de préconscience laquelle a beaucoup à voir avec l'inconscient au sens psychanalytique du terme.
Jusqu'à ce point de la démonstration, j'ai adhéré sans trop de peine, séduite par ce que j'apprenais et par la forme qu'a pris cet essai. Non content de mêler mathématiques, neurosciences, philosophie et humanité,
Lionel Naccache a en effet choisi de nous livrer ses réflexions en reprenant la forme de la démonstration logique telle que la pratique
Spinoza dans son Ethique. Cela donne donc une série de propositions dument numérotées complétées de leurs scolies. Une définition et un axiome ainsi que trois exercices viendront compléter l'ensemble. Comme tout cela est mené dans un style un peu foutraque qui inclut quelques dialogues imaginaires et une filiation avec l'esprit autodidacte et sans filtre de
Bouvard et Pécuchet de
Flaubert, c'est tout à fait réjouissant.
Aussi, quand il s'est agi de montrer ce que les mathématiques euclidiennes avaient de fautif, je me suis accrochée et j'ai été super contente de comprendre, sans toutefois vraiment voir ce que ça aurait à faire avec l'aspect du bouquin qui m'attirait le plus : en quoi cette tension discret / continu donnait une clé pour envisager notre rapport au monde, à l'autre. Mais quand il a été question d'aborder la question du discret et du continu à l'aune de la physique quantique, je me suis dit que j'avais bien le droit de lire en diagonal pour ce que j'en captais…
Et puis, à ce stade de la démonstration, je n'avais toujours pas compris pourquoi j'avais dû me fader tout ça. C'est intéressant, hein, plaisant. On imagine bien
Lionel Naccache enfant, de ces gosses que vous ne pouvez pas laisser deux minutes seul dans une salle de classe parce qu'ils vont aller barbouiller de gouache les fenêtres, essayer un solo de batterie sur le tabouret en prenant leurs stylos pour baguettes, nourrir le poisson rouge des épluchures de leur taille crayon, avaler deux pots de pate à modeler, tout cela pour la science, en chantant à tue-tête. Epuisant. de ce passé tumultueux que je lui prête,
Lionel Naccache a gardé son côté touche à tout, la décomplexion exemplaire et bon enfant avec laquelle il sort de sa zone d'expertise pour arpenter d'autres territoires.
Le seul problème, c'est que, passé le plaisir de la découverte, du côté ébouriffant d'un raisonnement iconoclaste, il faudrait que celui-ci convainque. Et ça n'a pas été le cas avec moi. Je suis restée bloquée par la scolie de proposition XXXVII « les analogies entre atomistes philosophiques, atomistes physiques et atomismes mentaux sont possibles ». C'est-à-dire : c'est la constance de cette tension entre discrétion et continu, à quelque degrés que l'on se penche, qui permet de déporter leurs caractéristiques d'une discipline à l'autre. C'est parce que la discrétion neurologique se retrouve au niveau mathématique ou quantique qu'il est opérant de la poser au niveau éthique.
Bah non. Ou en tout cas, pas démontré comme ça. A force de sauter partout et d'appliquer à ses raisonnements une forme à la logique ostentatoire et de ne traiter arbitrairement qu'un pan d'une question bien plus complexe et multifactorielle qu'il ne la laisse apparaître,
Lionel Naccache m'a fichu la migraine mais n'a pas réussi à noyer le poisson : au prétexte qu'il existe des points communs, une analogie, entre deux sujets, on ne peut transmuter les caractéristiques de l'un à l'autre et, surtout, faire de ces dernières les paramètres essentiels de sa définition. Les fraises sont de formes coniques. Une tornade est de forme conique. En connaissant les fraises, je saurai parler des tornades. Mieux même, c'est mon expertise en fraise qui me donne légitimité à pontifier de manière innovante sur les phénomènes météorologiques. Ah ?!
Je dois la découverte de cette Apologie à Anna qui m'avait recommandé les travaux de Naccache au sujet de l'inconscient. Malgré la déception indéniable que j'ai ressentie en comprenant peu à peu que la démonstration de
Lionel Naccache n'allait pas me convaincre dès qu'elle sortirait de la sphère scientifique, j'ai trouvé intéressante cette lecture et je remercie ma Babelamie de me l'avoir conseillée. Elle m'a fait ressentir plus intensément encore la pertinence de concepts philosophiques ou sociologiques pour penser cette question du fini et du continuum. L'assise neurologique ne peut suffire à asseoir le raisonnement mais la tension proposée entre ces deux termes de discrétion et continu est tout à fait stimulante et amènerait bien des développements anthropologiques, philosophiques, psychologiques, sociologiques, voire même littéraires autour des notions d'identité, d'altérité, de taxinomie.