Mes nerfs étaient exceptionnellement réceptifs après une nuit sans sommeil ; j'assimilais tout : le sifflement d'une grive dans les amandiers par-delà la chapelle, la paix des maisons en ruine, la pulsation de la mer au loin qui haletait dans la brume, à quoi venait s'ajouter le vert jaloux des tessons de bouteilles qui hérissaient le sommet d'un mur et les couleurs indélébiles d'une affiche de cirque représentant un Indien à plumes sur un cheval qui se cabrait en train de prendre au lasso un zèbre hardiment acclimaté tandis que quelques éléphants complètement mystifiés étaient assis, méditatifs, sur leurs trônes étoilés.
Sur la promenade près du casino, une vendeuse de fleurs d'un certain âge, aux sourcils noircis et au sourire fardé, passait prestement le tore rebondi d'un oeillet dans la boutonnière d'un flâneur arrêté au passage dont le pli royal de la bajoue gauche se creusait encore tandis qu'il coulait un regard de côté vers la main faussement timide qui lui glissait la fleur.
L'air est chaud et sans un souffle, imprégné d'une légère odeur de brûlé. La mer, dont le sel est dissous dans un bain de pluie, est moins glauque que grise avec des vagues trop paresseuses pour se briser en écume.
"Lolita" de Vladimir Nabokov (Alchimie d'un roman, épisode n°18)