La petite infante de Castille est ce roman écrit en 1929 qui m'a réconcilié avec mon hispanité alors refoulée pour cause d'immigration.
J'avais à l'époque 14 ans et je vivais à Bourges, cette cité médiévale prisée des touristes pour sa cathédrale à cinq portails, ses venelles sombres aux pavés sinuant toujours sur le tracé du parcellaire gothique, ses maisons aux poutres de façades rouge sang lavées par la pluie, dont les pignons se rejoignent et cherchent en vain à enfermer des échappées de ciel.
Mon principal souci, outre une puberté qui me tracassait les méninges et d'autres parties du corps, était de paraitre plus français que français, avec toutes les difficultés que cela entraine lorsque l'on est petit, noiraud, les cheveux sombres, la peau tannée et que l'on parle un français plus chuinté que chanté.
Mon seul camarade d'école, un élève supposé d'une ignorance crasse, Pierre Dujardin, dont la compagnie m'avait été imposée en raison de ma difficulté à maîtriser la langue du pays - que certains professeurs pensaient définitive, ce qui en dit long sur l'ouverture d'esprit et à l'autre de cette pourtant honorable catégorie professionnelle, - se révéla être un compagnon digne d'intérêt, fils d'une professeure de lettres divorcée, charmante, prolixe et pétulante dont la séparation d'avec le père de Pierre avait plongé mon camarade de classe dans une révolte autant brutale que stérile.
Mme Dujardin, elle avait conservé son nom de femme à cause de Pierre, me prêta ce livre que je possède toujours, ému que je suis en regardant son nom a tracé à l'encre bleu nuit, en belles lettres anglaises, sur la première page : Edwige Dujardin.
Elle m'apprit, malgré elle, cette Espagne que mes parents avaient fuie et dont ils ne me parlaient jamais.
La première phrase du livre, « Barcelone est une ville de six cent mille deux cent âmes, et elle n'a qu'un urinoir. On devine si à certaines heures il a charge d'âmes. Mais je sens qu'il vaut mieux commencer d'une autre façon mon récit. », me fit l'effet d'un coup de poing et m'incita à continuer.
Une avalanche de noms de villes connues de moi, dès les premières pages : Albacete où habite une vieille tante de ma mère, l'auteur s'y blesse en toréant, « La fournaise d'Almeria » ville de naissance de mon père, Valence et ses tailleurs de vigne, Grenade la ville des cousins, Séville, Jerez et son vin variant du doux au très sec.
Et ses expressions familières, de ma grand-mère, que je vois écrites, imprimées, « Toma tonto » (prend idiot) « Ven aca nene » (Viens ici gamin).
Tout m'enchante dans cette glorification partiale et naïve de l'Espagne : « …et ces visages larmoyants avec ces gens en deuil (les Espagnols ont la manie d'être toujours en deuil)… » ; « Auprès de ces gens, un Français du Midi fait figure de personnage silencieux. » ; « Et cela s'appelle l'orient où la bonne tenue, la dignité de la foule, un soir de Ramadan, alors pourtant qu'a sonné l'heure du désir, fait honte à nos foires de Neuilly, Espagne, Islam, c'est la même race et c'est une race noble. »
Et quand Mme Dujardin, se demandait si elle avait bien fait de me conseiller cette lecture, soudain inquiète de savoir si ce livre me plaisait, je répondais avec mes mots, - ce
Montherlant c'est un déconneur :
« …elle me rappelait cette enfant du campo andalou, qui, venant rendre visite à sa mère, servante chez moi à Jerez, et n'ayant jamais vu d'escalier, monta celui de ma maison à quatre pattes. »
« Et il est classique qu'en Andalousie, si c'est un voyageur de première qui est descendu boire, le train attende qu'il ait fini pour repartir. »
« Un de mes amis avait dû divorcer d'avec une Espagnole, à cause de l'irritation nerveuse qui lui causait, répété sur le rythme de vingt fois à la minute, le petit froissement de son éventail qu'elle refermait d'un coup sec… »
Mme Dujardin riait, répétant, - je n'avais jamais entendu quelqu'un traiter
Montherlant de déconneur, mais tu as un peu raison.
Enhardi par ces encouragements je récidivais en le traitant maintenant de dragueur :
« Notre face perdue dans ses cheveux comme la tête du cheval dans sa musette. » ;
« Mais sitôt entré dans la zone méditerranéenne, je renais au féminin. » ; « Et devant vous, toute honte bue, je ne suis plus qu'un commis voyageur ou un sous-off' qui court le jupon. »
« Puis il suffit que j'entende la voix d'une Espagnole, même sans voir celle-ci, sa voix descend en moi, me maîtrise comme on maîtrise un cheval, me jette dans une timidité passionnée. »
« Ce qu'il y a de meilleur dans l'amour, c'est cet instant de l'inconnu. La créature dont on ignore tout et qu'il s'agit de conquérir. Comment elle succombera peu à peu, telle un sorbet dont on coupe des tranches. »
Cette fois, elle ne répondait rien, rougissant un peu, finissant par lâcher – je vois que ce livre te plait vraiment.
C'est pourquoi je n'avais jamais osé lui révéler mon passage favori du livre, que je lisais et relisais, sûr de m'attirer sa colère :
« Là sur mon fauteuil, je sentis une exaltation bien connue, puis un épanouissement, puis un étourdissement, puis une faiblesse, puis une sécheresse, et quelque chose de morose qui ne cessa plus de m'occuper, comme si dans mon être on venait d mettre en veilleuse une lumière auparavant resplendissante. »
Je ne lui ai jamais parlé non plus, ni posé de questions sur cette histoire qui émaille le récit et sur la morale de laquelle je m'interrogeais longuement, perplexe :
« Sur la branche la plus haute, il vit que se tenait une petite infante. » le chevalier qui raconte tombe amoureux de cette petite infante, fille de roi, et lui demande d'attendre car il veut aller en parler à sa mère avant de l'épouser, mais quand il revient : « …l'oiseau avait pris son vol…Des cavaliers ont emporté la petite infante, qui n'avaient pas été demander la permission à leurs mamans… (Mais peut-être qu'elle leur causa beaucoup d'ennuis.) «
L'Espagne qui me faisait honte, celle que mes parents voulaient cacher, me cacher, n'était plus synonyme d'indignité, d'impudeur ou d'infamie, la façon dont
Montherlant la magnifiait me redonnait une fierté d'être espagnol que je n'avais jamais connue jusqu'alors :
« Ensuite il y eut un tableau de danses andalouses : Cordoba. La musique soudain pareille à une femme : elle vous emplit de frissons, comme une eau froide dans les entrailles. »
« J'allais sans savoir où, par les petites rues encore populeuses, violemment éclairées, où les gens attablés mangeaient des crevettes, où les tonneaux dans les débits s'alignaient comme dans un cellier : l'animation de la ville, à deux heures et demi du matin, est une chose proprement espagnole. »
« J'entendais craquer sous leurs dents les ordures que mangeaient les chiens – les chiens qui la nuit continuaient de vivre, blancs, trottant menu sur les voies de chemin de fer, les chiens qui toujours cherchent une aventure… »
Et depuis cette lecture, je me suis efforcé de devenir cet homme complet que
Montherlant décrit « en deux parfaits alexandrins. » :
« L'homme complet a en lui, et il fait alterner,
Le comte Albert de Mun et le Canard Enchaîné. »
Un texte désuet, dépassé et vieillot que je relis quelque fois non sans nostalgie.
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