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EAN : 9782711631537
336 pages
Vrin (18/04/2024)
4.5/5   1 notes
Résumé :
Abélard, figure centrale du XIIe siècle, est ici présenté comme un précurseur de la pensée moderne. Son apport majeur n’est pas le nominalisme, mais une distinction inédite entre les croyances issues de la foi et celles qui se fondent sur l’investigation scientifique. Échappant aux impasses de la théorie des universaux professée par ses maîtres, Roscelin et Guillaume de Champeaux, et s’inspirant de la critique par Béranger de Tours, du « réalisme sacramentel », Abél... >Voir plus
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En quoi Abélard est-il « moderne » ?

La querelle médiévale des universaux est souvent mal comprise par nos contemporains. Si, par « réalisme », on entend une position qui reconnaît les ensembles ou les classes au rang d'objets extensionnels existants, force est de constater qu'Abélard n'est pas moins « réaliste » que ceux qu'il critique : le réaliste Boèce est déjà particulariste. Boèce, en effet, est le tenant d'une théorie du sujet unique : c'est le même sujet qui, en acte, est singulier et, en puissance, est universel. In re, il n'existe ainsi que des individus : il n'est pas question d'un réalisme des ensembles tel qu'il peut parfois être défendu aujourd'hui. En revanche, si, par « nominalisme », on entend une position qui réduirait tout statut intensionnel à un effet de langage, Abélard ne préfigure pas le nominalisme des siècles suivants : Abélard est au contraire le tenant d'un réalisme conceptuel très fort.

Le véritable apport d'Abélard ne se situe donc pas dans des ontologies de ce type. Il n'est rien d'autre que la distinction entre extension et intension. C'est en effet l'erreur commune aux « réalistes », à commencer par son maître Guillaume de Champeaux : non pas de considérer des ensembles comme des choses, ce que personne ne fait, mais de considérer que, dans les choses, les statuts (les « concepts ») sont eux-mêmes la chose ou, tout du moins, une propriété qui serait en soi extensionnelle (« chosale »). Affirmer que les statuts et les universaux (qu'il faudra distinguer) ont une existence mentale serait tout aussi insuffisant : en fait, les « réalistes » que critiquent Abélard reconnaissent explicitement qu'ils n'existent que dans l'intellect, mais les considérer comme des « choses de l'esprit » serait déjà de trop. Et pourtant, il n'est pas question de suivre son autre maître, Roscelin. Abélard est, certes, un conventionnaliste en linguistique. Mais ce conventionnalisme ne s'applique pas aux concepts, il s'applique aux mots : il ne concerne pas les statuts eux-mêmes, mais à ce que ceux-ci imposent à notre langage en fonction de celui-ci.

Ainsi, la position d'Abélard peut se résumer ainsi : le statut n'est pas l'individu ni un genre qui existerait en acte comme individu, parce qu'il n'est pas extensionnel. Il n'est donc pas l'universel individué (théorie du sujet unique) ou présent en l'individu comme une chose : il est bien plutôt la cause d'imposition de l'universel entendu comme vox. Avec Abélard, apparaît une distinction claire entre concept et objet (inutile de dire que, par conséquent, il ne peut pas exister « d'objet général »!). Cette position ne rend pas Abélard révolutionnaire : bien au contraire, Abélard est ici assez fidèle à l'esprit du corpus aristotélicien disponible à l'époque.
L'universel ne se confond donc pas avec le statut objectif (qui ne se confond pas avec l'objet). Pourquoi aurait-on alors « besoin » de l'universel ? Tout simplement parce que cela est une condition de possibilité de la science effective : il peut exister une infinité de statuts, mais il ne peut pas exister une infinité d'universaux. Aucune science n'est infinie : les universaux permettent d'éviter que la science le soit (et donc, ne soit pas), tout en étant imposés avec nécessité. Ainsi, les universaux ne sont pas seulement des effets de langage. En aucun cas Abélard ne préfigure Occam, ne serait-ce pas que le problème de la réduction ontologique n'est pas le sien. Les universaux sont imposés in vox, mais ils sont malgré tout imposés effectivement, en fonction d'une science objectivement sûre, à la fois finie (et donc humainement accessible) et fondée sur les choses (et donc éloignée de tout scepticisme médiéval).

Cette position s'éclaire davantage si l'on examine la réponse qu'apporte Abélard à la question de savoir si « phénix » constitue un universel. La réponse d'Abélard est clairement négative. Pour Boèce, la théorie du sujet unique suffit à apporter une réponse positive : en effet, si le sujet est le même dans le cas du singulier et dans le cas de l'universel, alors il suffit d'un seul phénix pour que « phénix » puisse être considéré comme un universel. Or, Abélard ne peut accepter une telle position, qui reviendrait à confondre le statut intensionnel et l'objet extensionnel. C'est toute la question qu'il convient donc de reconsidérer. S'il n'existe qu'un seul objet extensionnel, aucun statut ne peut imposer l'universel : le statut n'est pas l'objet, mais il demeure objectif, il n'existe pas en l'objet comme une chose, mais il demeure la cause d'imposition de l'universel à cet objet. Il est vrai qu'il existe potentiellement une infinité d'objets correspondant à un statut. Mais il n'y a de science qu'en acte : l'imposition de l'universel n'existe que si elle est effective, il n'y a aucune raison de supposer qu'une infinité simplement et logiquement possible d'objets implique une imposition universelle effective. Bref, l'intension ne suffit pas à l'extension.

C'est cette même distinction que l'on retrouve dans des positions plus explicitement logiques. Pour Abélard, ce n'est pas parce qu'une proposition catégorique « Socrate est assis et n'est pas debout » est vraie que la proposition hypothétique « quand Socrate est assis, il n'est pas debout » est également vraie. On le voit, ici Abélard refuse les théories de l'abstraction, puisqu'il ne s'agit pas d'abstraire de l'intensionnel à partir d'objets extentionnels : bien plutôt, le statut « se donne » « directement », et il imposera ensuite l'universalité. Pourtant, la mise en garde d'Abélard ne se réduit pas à un tel refus : il s'agit surtout d'une clarification du principe de tiers-exclu lui-même. Une incompatibilité définitionnelle in vox n'implique pas une incompatibilité extensionnelle in re : ce qui est par intension impossible pour un sujet donné n'implique pas une impossibilité pour tout objet extentionnel possible. Ici, Abélard donne à la science humaine une limite, mais c'est cette limite qui lui permet d'assurer l'effectivité de la science, car c'est cette limite qui permet de protéger les universaux du « réalisme » et du « nominalisme ».

On voit donc en quoi Abélard est « moderne » : ce qui l'intéresse avant tout, c'est la possibilité d'une science effective. Cette question, davantage épistémologique que physique, oriente la question des universaux vers le conceptualisme : la réalité du statut, conjuguée à son caractère purement intensionnel, est nécessaire à l'effectivité de cette science. En ce sens, Abélard reste d'abord un logicien, essentiellement intéressé par les procédures de preuve et l'effectivité de la science. Une réduction ontologique du statut à un pur effet de langage répondrait sans doute mal de ce projet épistémologique : la science d'Abélard n'est pas une pure convention linguistique. En revanche, il reste évident que le réalisme de ses maitres ruinerait l'essentiel de son projet.

On arrive dès lors à la grande particularité d'Abélard en contexte médiéval : sa distinction entre le savoir et la foi. Abélard est en effet le premier à penser la science humaine par contraste à la science divine, et non celle-là sur le modèle de celle-ci. Pour Abélard, on ne peut pas identifier croire et savoir : toute sa théorie logique, et donc sa théorie des universaux, consiste en cette critique de la science. Dieu peut, in vox, créer : il peut, à partir de son intention, créer des objets extentionnels, et non pas seulement les compter. C'est normal : pour lui, l'acte épuise le possible, l'impossibilité in vox implique une impossibilité in re. Bref, pour Dieu, dire, c'est faire. Pour l'homme, c'est impossible : le possible n'est pas épuisé, une impossibilité in vox n'implique pas une impossibilité in re. L'homme n'a rien d'un créateur. Or la foi ne pourrait se prouver que par une compréhension divine de la création.

Sans doute, ne peut-on pas faire d'Abélard un criticiste avant l'heure. Ici, la comparaison avec Kant se limite à l'analogie : il ne s'agit pas d'une filiation. Abélard prétendra d'ailleurs t-il que la « chose en soi » est inconnaissable ? La réponse est évidemment négative. Mais si l'on en reste aux faits textuels, il apparaît tout de même que le projet épistémologique d'Abélard contraste avec les travaux de ses contemporains : bref, l'élucidation des conditions de la science humaine, et avec elle, toute sa théorie des universaux.
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