Je l'avoue : je n'ai pas succombé à la folie « Blackwater ». Certes, j'ai lorgné bien des fois sur le premier tome de cette saga encensée en tous lieux et à commencer par Instagram et consorts. J'ai été tentée plus souvent qu'à mon tour par la beauté des livres si joliment ouvragés des éditions de
Monsieur Toussaint Louverture, par le résumé de « La Crue » bien séduisant et par les envolées lyriques de centaines de lecteurs envoutés… mais à chaque fois, au dernier moment, j'ai renoncé. J'ai eu peur d'être déçue, peur de m'embarquer pour six tomes dont certains risqueraient fort de se révéler déceptifs (je souffre de la malédiction du final décevant moi, et croyez-moi, c'est terrible et douloureux !), peur des quelques critiques négatives glanés ça et là de la part de lecteurs dont j'estime l'avis, peur d'un engouement de réseaux sociaux qui sonneraient un peu creux au fond, un peu « mode »…
Et donc, malgré tout cela, j'ai succombé aux « Aiguilles d' Or »… un peu pour les mêmes raisons qui ont pu me faire saliver face à « La Crue » et consorts : la beauté de l'ouvrage (ce petit côté victorien glauque… ces dorures… ), le résumé (bien plus tentant en réalité que ceux de « Blackwater » et l'avis d'une amie qui m'a dit « Je n'ai pas aimé Blackwater, mais
Les Aiguilles d'Or, tu peux y aller les yeux fermés » (ce qui serait dommage, avouons-le !).
J'ai succombé (« veni »), j'ai lu (« vedi »), j'ai adoré (« victus sum »).
Bon sang, quel plaisir ! Quel pied que ce roman de Michael Mc Dowell que j'ai dévoré goulûment dans lequel j'ai retrouvé tout ce qui fait le sel d'un roman populaire, au sens noble du terme, d'un roman feuilleton à la Dumas ou à la Dickens : une histoire brossée avec gourmandise, fluidité, énergie qui entraîne le lecteur échevelé dans son sillage, des personnages bien campés, riches, un contexte puissant et une langue évocatrice, colorée. «
Les Aiguilles d'Or » ont vraiment quelque chose d'un texte de Dickens, les bons sentiments et la grandeur d'âme voire la noblesse en moins, le trash et l'impolitiquement correct en plus. Dickens habillé en punk (« no future ») voire en grunge… Dickens adapté par Scorcese ! Ebouriffant ? Oui. Convaincant ? Irrésistiblement. Efficace ? Foutrement. Et puis, il y a plus que cela… Derrière le fracas à la
Kurt Cobain, la portée engagée du roman et de son auteur, les contours d'un roman plus social qu'il n'y paraît de prime abord, qui tire à boulets rouges sur un capitalisme sauvage et inextinguible engendrant les inégalités les plus violentes qui puissent être, qui en dénonce les excès avec feu. «
Les Aiguilles d'Or » c'est aussi le roman de la lutte des classes personnifiée, une lutte sanglante.
Le roman s'ouvre sur un prologue particulièrement réussi. Nous sommes le 1er janvier 1882 et, dans cette bonne ville de New-York, chacun accueille la nouvelle année à sa manière. Dans les ors ou la misère. En baffrant ou en crevant de faim et de froid. En s'enivrant élégamment ou en picolant sans pudeur. En crevant d'ennui ou de manque d'amour. Il va de soi que la célébration n'est pas la même dans les beaux quartiers que dans les bas-fonds (qu'en 2024, elle n'est pas la même à Neuilly qu'à Aulnay-sous-Bois… mais pardon : je m'égare !) et on comprend bien vite que les silhouettes qu'esquisse ce prologue nous seront bientôt familières, qu'elles seront bientôt personnages, et quels personnages !
Ensuite le chapitre 1 qui ouvre vraiment la danse de ce qui ressemblera un peu à un « Gangs of New-York » littéraire. Comme chez Scorcese, deux camps s'opposent ici aussi…
A ma droite, je demande l'éminente, la respectable, l'aristocratique, la très correcte famille Stallworth et tout d'abord le grand-père, un juge républicain et la terreur de tous les tribunaux de la cité. J'appelle ensuite le fils : un pasteur aux prêches passionnés et d'une moralité sans failles. Puis vient la fille, l'épouse on ne peut plus correcte, on ne peut plus mondaine d'un avocat de renom dont on devine les ambitions sous le vernis. Oh regardez qui entre à présent ! La troisième génération de la très digne dynastie Stallworth ! Il y a les enfants du pasteur d'abord : lui est un peu naïf, le crétin de la famille qui aime à perdre au jeu la fortune dont il héritera un jour. Elle est beaucoup plus calme, d'aucuns diraient même de cette jeune fille fort commune qu'elle est austère. Pieuse ? Peut-être ? Et les deux enfants qui viennent, rieurs et bien nourris, sont les rejetons de la mondaine et de l'avocat.
A ma gauche, voici les Shanks. Une lignée essentiellement féminine, une lignée « fleur de pavés », une lignée qui fleure bon la pègre, l'usure, le meurtre, la violence et la débrouille, le courage aussi, des bas quartiers. La matriarche règne en maîtresse sur le « Triangle Noir » de sinistre mémoire et est à la tête d'une fortune telle que l'or semble un trésor bien peu couteux pour elle et les siens… Ses filles d'abord (la blondinette fait des anges de ses blanches mains qu'il paraît, l'autre ne parle pas mais on dit qu'elle est forte comme trois hommes et que les affaires n'ont aucun secret pour elle) puis sa belle-soeur, toxicomane toute en finesse et en raffinements. Ses petits-enfants enfin, les meilleurs tire-laines de tout le pays…
Entre ces deux clans, une dette à payer, du sang et la vengeance. Implacable vengeance qui va s'épanouir au coeur de sombres machinations (de vraies magouilles !) politiques visant à rendre New-York aux républicains… Vaste programme qui prend la forme d'un roman trépidant, d'une extrême noirceur où les pires salopards ne sont pas ceux qu'on croit, où la presse ne vaut pas mieux que celle d'un certain monsieur B., où l'intrigue file à toute vitesse et où on se surprend à s'attacher à des personnages tout sauf… attachants dont on se délecte des mésaventures et des turpitudes, comme un matou se délecte de la souris qu'il vient de capturer… Ce sont d'ailleurs eux, le point fort du roman : les personnages, complexes, fouillés, caractérisés, uniques. Ce sont eux qui font avancer l'intrigue, eux qui donnent le ton !
McDowell les a gâtés et nous gâte par le même occasion en nous offrant des héros qui n'en sont pas et des anti-héros qui ne sont pas que ça, des personnages jouissifs qui orchestrent leurs plans et leurs vengeance en virtuose qui nous apprennent que les chevaliers blancs ne sont pas toujours les plus purs, que la vie peut-être sacrément chienne aussi et qui caracolent à toute vitesse après avoir pris le temps de s'installer dans le décor, l'intrigue et de nous y installer aussi.
Des Aiguilles aussi réjouissantes que divertissantes, peut-être vaguement manichéennes parfois mais profondément sociales. Un vrai délice.