Amours 2040

Elle s'assied dans le canapé et ouvre L'Étranger de Camus, qu'elle aime relire de temps à autre, quand elle-même se sent étrangère au monde.

À quoi ressemblerait l'humanité en 2100 ? 2500 ?
5000 ? La vie éternelle, certainement, pas sous la forme d'un prolongement algorithmique de l'existence, mais la vraie vie éternelle, rendue organiquement possible par une série de révolutions techniques et médicales qui bouleverseront les rapports entre l'homme et le monde et, certainement, entre l'homme et lui-même.
Par exemple, quel intérêt, si nous vivons éternellement, de faire des enfants ? D'ailleurs, se dit Nicole, cela sera sans doute impossible ou interdit, car la Terre sera bien incapable d'absorber ce flot d'humains déterminés à ne pas crever. Il n'y aura plus de renouvellement, ni de corps, ni d'idées, ni de visions, ce sera le début d'une grande ère de stagnation créative et intellectuelle, toujours les mêmes personnes avec toujours les mêmes pensées, des petits vieux jeunes qui ne pourront plus se supporter et qui, incapables de s'éliminer, finiront par déménager sur d'autres planètes. La nature reprendra ses droits. Peut-être même que les dinosaures reviendront, qui sait.

Il s'assied sur un banc, sort son carnet et son stylo, commence à écrire. Ce n'est pas ça qui le fera publier, mais, à mesure que les pages se griffonnent de mots, il sent son réservoir de colère et d'amertume se vider, et un calme étrange l'envahir.

Dans son entreprise, la moitié du personnel a été remerciée ces dix dernières années suite au déploiement du machine learning dans les différents services. À quoi bon garder des humains quand un ordinateur peut obtenir de meilleurs résultats en bien moins de temps ? S'il est encore en poste aujourd'hui, c'est grâce à Raphaël. II y a quelques mois, la direction a mené une large revue des effectifs, afin de déterminer qui était véritablement indispensable au bon fonctionnement du département. Par l'intermédiaire d'un de ses collègues, Tom a appris que Raphaël s'était battu pour lui, et avait même menacé de quitter la boîte si on s'avisait de toucher à son poulain. Comme il était l'une des seules personnes à comprendre réellement comment fonctionnait le machine learning, et qui était donc capable de résoudre les bugs potentiels, la question avait été vite réglée.