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Christine Le Boeuf (Traducteur)
EAN : 9782742763160
335 pages
Actes Sud (04/10/2006)
4.02/5   162 notes
Résumé :
Qu'elle soit constituée de quelques livres ou de volumes par milliers, qu'elle obéisse à une classification rigoureuse ou aléatoire, qu'elle soit de Montaigne ou d'Alexandrie, qu'on veuille la détruire (comme, si près de nous, à Sarajevo, à Kaboul, à Bagdad) ou l'ériger, qu'elle soit mentale, comme chez Borges, ou institutionnalisée - avec heures d'ouverture et réglementations -, qu'elle ait pour résidence de vastes bâtiments aux allures de nefs ou de temples ou qu'... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (24) Voir plus Ajouter une critique
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.....Il fau­drait oser réin­ven­ter un genre pour qua­li­fier ces nou­veaux types d'essais qui allient avec brio l'érudition d'un ency­clo­pé­diste (plus de 80 illus­tra­tions et gra­vures ainsi qu'un énorme index agré­mentent l'ouvrage) et la sub­jec­ti­vité assu­mée d'un homme pas­sionné par son sujet ; la clarté et la pré­ci­sion d'un pro­pos esthé­tique et l'errance d'un « je » dans le laby­rin­thique dédale de sa biblio­thèque. Car A. Man­guel, après un opus sur Une his­toire de la lec­ture, nous livre ici autre chose qu'un de ces essais uni­ver­si­taires qui visent à obser­ver de manière froide et scien­ti­fique l'objet de son étude. A mi-chemin entre l'essai savant et la rêve­rie, celle oscil­lant entre fas­ci­na­tion esthé­tique et ten­ta­tion mys­tique.

.....Reve­nant sur l'expérience de sa propre biblio­thèque, une vieille grange qu'il amé­na­gea près de Châ­tel­le­rault pour ran­ger ses 30 000 ouvrages, Man­guel se penche sur des pro­blé­ma­tiques concrètes ren­con­trées : com­ment clas­ser, com­ment ran­ger ? Com­ment agran­dir à l'infini son espace ? Quelle forme pour la biblio­thèque idéale ? Par­tant de sa biblio­thèque il en arrive à la biblio­thèque uni­ver­selle, celle d'Alexandrie, de Mon­taigne, de Borges, des biblio­thèques natio­nales, de la vôtre et de la mienne. Il aborde la biblio­thèque sous toutes ses cou­tures, comme objet his­to­rique, depuis les pre­mières biblio­thèques sumé­riennes jusqu'à l'avènement de l'internet; comme objet idéo­lo­gique qui peut se révé­ler source de pro­grès ou d'obscurantisme, comme lieu ima­gi­naire et mys­tique. le pro­fu­sion et la per­ti­nence des anec­dotes éclairent cet ouvrage qui devient par la force des choses, plus qu'un essai phi­lo­lo­gique, un véri­table conte qu'on pren­drait plai­sir à écou­ter au coin du feu, ou sur de moel­leux cous­sins d'une biblio­thèque (si si dans la biblio­thèque jeu­nesse, il y en a !)…

.....On pour­rait repro­cher à l'auteur de ce livre de débal­ler des « tartes à la crème », « des aprio­ris et une sacra­li­sa­tion mièvre et naïve de la biblio­thèque et de l'objet livre », de ne pas se pen­cher assez sur les enjeux de la biblio­thèque numé­rique à venir, et bien d'autres choses encore de cet aca­bit, mais je crois que ce serait mal inter­prété ce livre. La Biblio­thèque, la nuit n'aborde pas la biblio­thèque, et ses pra­tiques atte­nantes, d'un point de vue biblio­thé­co­no­mique, ni même poli­tique ou uni­ver­si­taire. Man­guel tente d'appréhender pour nous la biblio­thèque ima­gi­naire, inté­rieure, certes un peu gal­vau­dée et désuète, mais c'est celle-ci qui, je pense, séduit et fas­cine le lec­teur. On peut déshu­ma­ni­ser nos biblio­thèques, les robo­ti­ser ou les réduire à l'état de binaire, je pense que le lec­teur tou­jours récla­mera d'elle qu'elle garde un côté mys­té­rieux comme un sanc­tuaire sacré, comme un mau­so­lée immense où toutes les connais­sances et créa­tions du monde som­meillent dans leur sar­co­phage, un lieu de désir du livre qui se révèle tout en res­tant voilé dans son rayonnage
Nous pouvons regretter qu'il n'ait pas parlé de la biblio­thèque de Terry Prat­chett gar­dée par un orang-outang, je regrette pour ma part qu'il n'ait pas évo­qué Edmond Jabès, dont le livre est une des figures cen­trales de sa poé­sie, ni Roland Barthes pour le rap­port dési­rant du lec­teur au livre, ni de Nah­man de Brat­slav et sa concep­tion mys­tique de la biblio­thèque à trois éta­gères sur les­quels on trouve trois livres : le Livre « visible », le Livre brûlé et le Livre caché 1. Mais fina­le­ment cela reflète bien le pro­pos sur la biblio­thèque, car dans un texte, comme sur les rayon­nages, il faut faire des choix arbi­traires et l'essai total n'existe pas plus que la biblio­thèque idéale.
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.....S'il est indé­niable que la meilleure figure pour repré­sen­ter la biblio­thèque est bien le laby­rinthe, le biblio­thé­caire s'incarne en Dédale auquel on aurait, tel Sisyphe, donné la tâche infi­nie de mon­ter des murs qui dis­pa­raî­traient der­rière lui. La lec­ture est la véri­table Ariane de ce laby­rinthe, le cata­logue, aussi com­plet soit-il, ne suf­fit pas à four­nir au lec­teur un fil conduc­teur suf­fi­sam­ment solide et sensé qui puisse le gui­der, car il n'y a qu'un livre pour mener à un autre livre (« Si un roman com­mence par une décou­verte, il doit se ter­mi­ner par une recherche. » Pene­lope FITZGERALD, La Fleur Bleue, op. cité p. 295). le lec­teur ? Thé­sée à la recherche de cet auteur que l'on nomme Mino­taure ?

Voilà, j'ai fini ce livre. Il faut main­te­nant que je le rende à la biblio­thèque, et ça, j'avoue que j'ai tou­jours du mal quand j'ai aimé un livre. Pour me conso­ler je pense aux vers de René Char dans Qu'il vive :

"Dans mon pays, on ne ques­tionne pas un homme ému.
Il n'y a pas d'ombre maligne sur la barque cha­vi­rée.
Bon­jour à peine est inconnu dans mon pays.
On emprunte que ce qui peut se rendre augmenté"


http://www.labyrinthiques.fr
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Toute personne voulant devenir bibliothécaire devrait jeter un oeil dans cet ouvrage et l'ajouter ensuite à ses livres de chevet. Une réflexion qui part de la bibliothèque personnelle de l'auteur, pour s'étendre à toutes les autres : lieu, forme, classement, salle de travail... Mais aussi destructions, disparitions, les bibliothèques des ombres qui souvent nous hantent...
Et comme les bibliothèques sont presque aussi vieilles que l'écriture, l'histoire en est riche et dense... Ce mélange d'anecdotes personnelles, de réflexions et d'histoire est tout à fait digeste, voire même parfaitement recommandé à l'esprit curieux. Et ce lieu qui semble si morne est un lieu de passions, d'interrogations, beaucoup plus vivant qu'il ne veut bien nous le faire croire... Mais que font les livres, la nuit ?
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Comme le souligne le Matricule des Anges, il faudrait oser réinventer un genre pour qualifier ces nouveaux types d'essais qui allient avec brio l'érudition d'un encyclopédiste (plus de 80 illustrations et gravures ainsi qu'un énorme index agrémentent l'ouvrage) et la subjectivité assumée d'un homme passionné par son sujet ; la clarté et la précision d'un propos esthétique et l'errance d'un « je » dans le labyrinthique dédale de sa bibliothèque. Car A. Manguel, après un opus sur Une histoire de la lecture, nous livre ici autre chose qu'un de ces essais universitaires qui visent à observer de manière froide et scientifique l'objet de son étude. A mi-chemin entre l'essai savant et la rêverie, celle oscillant entre fascination esthétique et tentation mystique, comme le montre l'extrait ci-dessus.

Revenant sur l'expérience de sa propre bibliothèque, une vieille grange qu'il aménagea près de Châtellerault pour ranger ses 30 000 ouvrages, Manguel se penche sur des problématiques concrètes rencontrées : comment classer, comment ranger ? Comment agrandir à l'infini son espace ? Quelle forme pour la bibliothèque idéale ? Partant de sa bibliothèque il en arrive à la bibliothèque universelle, celle d'Alexandrie, de Montaigne, de Borges, des bibliothèques nationales, de la vôtre et de la mienne. Il aborde la bibliothèque sous toutes ses coutures, comme objet historique, depuis les premières bibliothèques sumériennes jusqu'à l'avènement de l'internet; comme objet idéologique qui peut se révéler source de progrès ou d'obscurantisme, comme lieu imaginaire et mystique. le profusion et la pertinence des anecdotes éclairent cet ouvrage qui devient par la force des choses, plus qu'un essai philologique, un véritable conte qu'on prendrait plaisir à écouter au coin du feu, ou sur de moelleux coussins d'une bibliothèque (si si dans la bibliothèque jeunesse, il y en a !)…

On pour­rait repro­cher à l'auteur de ce livre, comme le fait Figo­blog, de débal­ler des “tartes à la crème”, “des aprio­ris et une sacra­li­sa­tion mièvre et naïve de la biblio­thèque et de l'objet livre”, de ne pas se pen­cher assez sur les enjeux de la biblio­thèque numé­rique à venir, et bien d'autres choses encore de cet aca­bit, mais je crois que ce serait mal inter­prété ce livre. La Biblio­thèque, la nuit n'aborde pas la biblio­thèque, et ses pra­tiques atte­nantes, d'un point de vue biblio­thé­co­no­mique, ni même poli­tique ou uni­ver­si­taire. Man­guel tente d'appréhender pour nous la biblio­thèque ima­gi­naire, inté­rieure, certes un peu gal­vau­dée et désuète, mais c'est celle-ci qui, je pense, séduit et fas­cine le lec­teur. On peut déshu­ma­ni­ser nos biblio­thèques, les robo­ti­ser ou les réduire à l'état de binaire, je pense que le lec­teur tou­jours récla­mera d'elle qu'elle garde un côté mys­té­rieux comme un sanc­tuaire sacré, comme un mau­so­lée immense où toutes les connais­sances et créa­tions du monde som­meillent dans leur sar­co­phage, un lieu de désir du livre qui se révèle tout en res­tant voilé dans son rayonnage.

Chi­mère regrette qu'il n'ait pas parlé de la biblio­thèque de Terry Prat­chett gar­dée par un orang-outang, je regrette pour ma part qu'il n'ait pas évoqué Edmond Jabès, dont le livre est une des figures cen­trales de sa poé­sie, ni Roland Barthes pour le rap­port dési­rant du lec­teur au livre, ni de Nah­man de Brat­slav et sa concep­tion mys­tique de la biblio­thèque à trois étagères sur les­quels on trouve trois livres : le Livre “visible”, le Livre brûlé et le Livre caché 1. Mais fina­le­ment cela reflète bien le pro­pos sur la biblio­thèque, car dans un texte, comme sur les rayon­nages, il faut faire des choix arbi­traires et l'essai total n'existe pas plus que la biblio­thèque idéale.

S'il est indé­niable que la meilleure figure pour repré­sen­ter la biblio­thèque est bien le laby­rinthe, le biblio­thé­caire s'incarne en Dédale auquel on aurait, tel Sisyphe, donné la tâche infi­nie de mon­ter des murs qui dis­pa­raî­traient der­rière lui. La lec­ture est la véri­table Ariane de ce laby­rinthe, le cata­logue, aussi com­plet soit-il, ne suf­fit pas à four­nir au lec­teur un fil conduc­teur suf­fi­sam­ment solide et sensé qui puisse le gui­der, car il n'y a qu'un livre pour mener à un autre livre (« Si un roman com­mence par une décou­verte, il doit se ter­mi­ner par une recherche. » Pene­lope FITZGERALD, La Fleur Bleue, op. cité p. 295). le lec­teur ? Thé­sée à la recherche de cet auteur que l'on nomme Mino­taure ?

Voilà, j'ai fini ce livre. Il faut main­te­nant que je le rende à la biblio­thèque, et ça, j'avoue que j'ai tou­jours du mal quand j'ai aimé un livre. Pour me conso­ler je pense aux vers de René Char dans Qu'il vive :

« Dans mon pays, on ne ques­tionne pas un homme ému.
Il n'y a pas d'ombre maligne sur la barque cha­vi­rée.
Bon­jour à peine est inconnu dans mon pays.
On emprunte que ce qui peut se rendre aug­menté. »

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Voici un essai d'Alberto Manguel, journaliste et écrivain argentin résidant actuellement en France.
Il est également l'auteur d'une Histoire de la lecture, Journal d'un lecteur et de la bibliothèque de Robinson, autant dire que la lecture et les bibliothèques constituent un thème cher à ses yeux. Dans cet ouvrage dense et foisonnant, il évoque diverses problématiques. La question du classement, toujours imparfaite, toujours faillible. Chaque classement conditionne la réception du livre par le lecteur, induisant son jugement, l'invitant à lire par exemple une oeuvre classée dans la catégorie roman comme une fiction, sans considération pour son éventuel intérêt historique.
p. 69 « Rangée en fonction des sujets, par ordre d'importance, selon que le livre a été rédigé par Dieu ou par l'une de ses créatures, en ordre alphabétique ou numérique, ou encore selon la langue dans laquelle les ouvrages sont écrits, toute bibliothèque traduit le chaos des découvertes et de la création en un système structuré de hiérarchies ou en une profusion d'associations libres. »

Les limites de la numérisation et la question de la destruction : au nom du gain de place, peut-on numériser des ouvrages anciens tout en détruisant les originaux, au risque de voir les données électroniques perdues ? Cette question me rappelle à bien des égards les interrogations de Jean-Claude Carrière et Umberto Eco dans N'espérez pas vous débarrasser des livres !
p. 86 « Voici quelques années, au Musée archéologique de Naples, j'ai vu, serrées entre deux vitres, les cendres d'un papyrus récupéré dans les ruines de Pompéi. Il avait deux mille ans ; il avait été brûlé par le feu du Vésuve, il avait été enseveli sous un flot de lave – et je pouvais encore, avec une clarté étonnante, lire les lettres inscrites dessus. »
p. 97 L'ambition de Bouvard et Pécuchet est presque devenue réalité aujourd'hui que tout le savoir du monde semble se trouver là, scintillant, derrière l'écran-sirène.

La constitution d'une bibliothèque, privée ou publique et les choix qui la conditionnent.
p. 117 « Toute bibliothèque est exclusive puisque, si vaste soit-elle, sa sélection laisse hors ses murs d'interminables rangées d'écrits qui, pour des raisons de goût, de connaissance, d'espace et de temps, n'ont pas été inclus. Toute bibliothèque évoque son propre fantôme ténébreux ; tout agencement suscite à sa traîne, telle une ombre, une bibliothèque d'absents. »
p. 118 « Tout choix en exclut un autre, celui qui n'a pas été fait. La lecture coexiste de toute éternité avec la censure. »

L'espace de la bibliothèque, sa forme, son architecture.

La peur des livres et de la menace qu'ils représentent par leur réflexion sur le pouvoir :
p. 131-132 « Les bibliothèques sont, par essence, non seulement des affirmations mais aussi des remises en cause de l'autorité du pouvoir. »

Une lecture intéressante et édifiante, qui, quoiqu'un peu trop érudite parfois, m'a donné envie de découvrir les autres oeuvres d'Alberto Manguel, notamment Une histoire de la lecture. A suivre...
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Attention de la Haute Voltige !
Quel voyage, et quel brillant essai, de l'érudition passionnante !

Cela nous transporte dans des rayonnages de la bibliothèque d'Alexandrie, avec délectation nous faisons la connaissance du bibliothécaire ....on rencontre Monsieur Dewey et son ingénieuse invention de classification, puis les livres nous baladent d'auteurs enfiévrés qui rangent par thèmes par envie, à l’inspiration, étagères qui croulent sous les livres parfois où des bibliophiles y laissent presque leurs vies !...
La" bible" du babelionaute !!!
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Citations et extraits (65) Voir plus Ajouter une citation
Ce qui fait d’une bibliothèque un reflet de son propriétaire, c’est non seulement le choix des titres, mais aussi le réseau d’associations qu’implique ce choix. Notre expérience se construit sur l’expérience, nos souvenirs sur d’autres souvenirs. Nos livres se construisent sur d’autres livres qui les modifient ou les enrichissent, qui leur confèrent une chronologie différente de celle des dictionnaires de littérature. Je suis aujourd’hui, après tout ce temps, incapable de trouver seul la trace de ces connexions. J’oublie, ou je ne sais même pas, quelles sont les relations entre beaucoup de ces livres. Si je pars dans une direction – les récits africains de Margaret Laurence me remettent en mémoire La Ferme Africaine d’Isaac Dinesen, qui me fait à son tour penser à ses Sept contes gothiques, lesquels me ramènent à Edgardo Cozarinsky (qui m’a fait découvrir l’œuvre de Dinesen) et à son livre et son film sur Borges et, plus loin encore, aux romans de Rose Macaulay, dont nous avons discuté un après-midi déjà lointain à Buenos Aires, surpris l’un et l’autre que quelqu’un d’autre les connût -, je perds alors les autres fils de cette toile complexe et je me demande comment, à la façon d’une araignée, j’ai réussi à en lancer un à travers la distance apparemment incommensurable qui sépare, par exemple, les Tristes d’Ovide des poèmes d’Abd Al-Rahman, exilé de son Espagne natale en Afrique du nord.
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D'un bout à l'autre de l'histoire, les gens confrontés à l'insupportable rappel des horreurs qu'ils ont commises – bourreaux, assassins, détenteurs impitoyables du pouvoir, bureaucrates d'une abjecte obéissance – répondent rarement à la question : pourquoi ? Leurs visages impassibles rejettent toute admission de culpabilité, ne reflètent rien que le refus d'aller du passé de leurs actes à leurs conséquences.
[…]
Si le temps s'écoule sans fin, ainsi que le suggèrent les mystérieuses connections existant entre les livres, en répétant de siècle en siècle ses thèmes et ses découvertes, alors chaque méfait, chaque trahison, chaque mauvaise action finira par rencontrer ses véritables conséquences. Après la fin de l'histoire, juste au-delà du seuil de ma bibliothèque, Carthage se relèvera malgré le sel répandu par les Romains. Don Juan affrontera les angoisses de Dona Elvira. Brutus se retrouvera face au fantôme de César, et chaque bourreau devra implorer le pardon de sa victime afin que s'accomplisse l'inévitable cycle du temps.
Ma bibliothèque m'autorise ce rêve irréalisable. Mais, bien entendu, pour les victimes, aucune raison, littéraire ou autre, ne peut excuser ni expier les actes de leurs bourreaux. Nick Caistor, dans son avant-propos à l'édition anglaise de Nunca más (Jamais plus), le rapport sur les « disparus » pendant la dictature militaire argentine, nous rappelle que les histoires qui finissent par arriver jusqu'à nous ne sont que les comptes rendus des survivants. «  On ne peut que se demander, dit Caistor, quels récits d'atrocités les milliers de morts ont emportés avec eux dans leurs tombes anonymes. »
On comprend difficilement comment des gens continuent à accomplir les gestes de la vie quotidienne quand la vie même est devenue inhumaine ; comment, dans la famine et la maladie, les brutalités et les massacres, des hommes et des femmes restent attachés à des rituels civilisés de courtoisie et de bienveillance, continuent à inventer des stratagèmes de survie au nom d'un fragment minuscule d'une chose aimée, pour un livre sauvé parmi des milliers, pour une voix qui se fera jusqu'à la fin des temps l'écho des paroles du serviteur de Job : «  Et moi seul j'en ai réchappé pour te le dire. » Tout au long de l'histoire, la bibliothèque du vainqueur se dresse comme un emblème du pouvoir, détenteur de la version officielle, mais la version qui nous hante, c'est l'autre, celle de la bibliothèque en cendres. La bibliothèque des victimes, abandonnée ou détruite, continue à demander : « Comment de tels actes furent-ils possibles ? »
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Il se peut que les livres ne changent rien à nos souffrances, que les livres ne nous protègent pas du mal, que les livres ne nous disent pas ce qui est bien ou ce qui est beau, et ils ne nous mettent certes pas à l'abri du sort commun qu' est la tombe.
Mais les livres nous offrent une multitude de possibilités : possibilité d'un changement, possibilité d'une illumination. Il se peut qu'il n'existe aucun livre, si bien écrit qu'il soit, qui puisse alléger d'une once la douleur des tragédies d'Irak ou du Rwanda, mais il se peut aussi qu'il n'existe aucun livre, si atrocement écrit qu'il soit qui ne puisse apporter une épiphanie au lecteur qui lui est destiné.
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Comme la plupart des amours, l’amour des bibliothèques s’apprend. Nul ne peut savoir d’instinct, lorsqu’il fait ses premiers pas dans une salle peuplée de livres, comment se comporter, ce qu’on attend de lui, ce qui est promis, ce qui est autorisé. On peut se sentir horrifié – face à ce fouillis, cette ampleur, ce silence, ce rappel moqueur de tout ce qu’on ne sait pas, cette surveillance – et un peu de cette sensation écrasante peut demeurer encore après qu’on a appris les rites et les conventions, qu’on s’est fait une idée de la géographie et que les indigènes se sont révélés amicaux.

(Avant-propos, p.17)
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À la fin du XVe siècle, pour exercer sa mémoire parmi les livres qu'il connaissait le mieux, Nicolas Machiavel préférait lire dans son cabinet de travail pendant la nuit -moment qu'il trouvait le plus favorable à ces conditions qui définissaient pour lui la relation entre un lecteur et ses livres : l'intimité et le loisir de réfléchir. "Quand vient le soir, écrit-il, je rentre chez moi et je me retire dans mon cabinet. Sur le seuil, j'ôte mes vêtements de tous les jours tachés de boue et de sueur pour revêtir les robes de cérémonie de la cour et du palais, et dans cette tenue plus solennelle je pénètre dans les antiques cours des anciens et ils m'accueillent, et là je goûte aux nourritures qui seules sont les miennes, pour lesquelles je suis né. Là j'ai l'audace de leur parler et de les interroger sur les motifs de leurs actions, et eux, dans leur humanité, me répondent. Et quatre heures durant j'oublie le monde, je ne me rappelle nulle vexation, je ne crains plus la pauvreté, je ne tremble plus à l'idée de la mort : je passe dans leur monde."
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A l'occasion de la soirée de lancement Lettres du Monde, rencontre avec Javier Cercas "Le château de Barbe Bleue" et Alberto Manguel "La cuisine des contrés imaginaires" aux éditions Actes Sud. Entretien avec Caroline Broué.
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