AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Erik35


LE DUR MÉTIER D'ÊTRE PÈRE.

«Je suis fait ainsi»... Telle est la sentence, dure, terrible, définitive, que l'illustre romancier, nouvelliste, essayiste et chroniqueur américain Jack London assène à une jeune fille d'à peine plus de treize ans, Joan, son aînée (née le 15 janvier 1901), lui expliquant comme si elle était déjà une adulte finie, indépendante, qu'à force de déception, de rendez-vous manqués, de livres achetés sur l'ardoise de son père sans l'en informer avant (le déclencheur de l'affaire), il fera comme avec ses mauvais poulains : il s'acharnera tant qu'il lui restera le soupçon de pouvoir en faire quelque chose puis, si les résultats ne viennent pas, il lâchera l'affaire, dégoûté, puis tournera la page comme s'il n'avait jamais eu cet animal entre les mains. Mise en garde terrible d'un père à sa fille.

A travers cette petite trentaine de lettres retrouvées dans les correspondances de l'auteur, parmi lesquelles trois, les plus longues, sont adressées à son ex-épouse, Bess Mardden, c'est le destin d'une paternité difficile, distante, aux contacts directs aussi irréguliers qu'espacés que l'on a affaire.
A sa décharge, il semblerait que la première épouse de London ait tout fait pour que ces rencontres fussent compliquées, celle-ci, par convention sociale que l'on pourrait qualifier de "bourgeoise", refusant catégoriquement que leurs filles puissent avoir le moindre contact avec la seconde femme de l'auteur de Croc-Blanc, Charmian London. Ainsi, Jack ne put-il jamais avoir de vrai contact avec ses deux enfants, Joan et Bess "Becky", autrement qu'en présence de son ancienne épouse.

L'existence complexe, voyageuse du second couple (il suffit de songer, entre autre, au long périple que les deux amants accomplirent de la côte californienne jusqu'en Australie qui, s'il ne dura pas les sept années rêvées, fut de deux années et demi, avec une petite interruption via paquebot pour cause d'affaires urgentes à régler, tout de même) ne facilita en rien les rapprochements réguliers. Il ne faut pas oublier non plus que ce premier mariage ne fut pas, c'est le moins qu'on puisse en dire, un mariage d'amour, du moins en ce qui concerne l'écrivain. Et si Bess London espéra un temps faire évoluer les sentiments de son époux, elle n'y parvint jamais, celui-ci s'éloignant même de plus en plus de cette femme avec laquelle il n'avait, semble-t-il, d'autre point commun que de l'avoir rencontré à une période de sa vie où elle lui avait été utile pour la mise en page de ses premières oeuvres, à une époque de très grande fécondité artistique... Or, l'idée de prendre pour femme quelqu'un avec qui il n'eut créé qu'une forme de pur contrat d'amitié, d'intérêts et de buts matériels communs, on la retrouve exprimée dans le détail dans cet étonnant ouvrage à quatre mains, rédigé avec son amie Anna Strunsky, réédité chez Libretto sous le titre de L'Amour et rien d'autre. Hélas, Bess London ne le voyait doublement pas de cet oeil-là. Elle souhaitait, en premier lieu, un mariage d'amour (qu'elle n'eut donc jamais), en second lieu, une jalousie terrible, pas totalement infondée, la prit en direction de cette Anna Strunsky dont London était déjà antérieurement amoureux. Il lui proposa même les épousailles avant de se retourner vers Bess, Anna, autrice, nouvelliste, socialiste et féministe activiste, une femme d'une très grande liberté pour l'époque, s'étant refusée à lui !

Ajoutons un manque total de référence paternelle biologique - Jack London s'appelait en réalité Griffith Chaney -, son véritable géniteur, William Chaney n'ayant jamais voulu le reconnaître. C'est le second compagnon de sa mère, John London, homme âgé mais relativement débonnaire qui pris à charge le jeune enfant totalement indésiré de ses parents - sa mère tentera même de se suicider par deux fois, tant elle ne souhaitait pas de cette maternité -.
Il y eut aussi la déception, immense, à voir une fille naître là où, comme de nombreuses générations d'homme, il n'attendait qu'un fils. Qu'enfin, à treize ans, le jeune London se débrouillait déjà presque autant qu'un adulte afin de ramener son écot à la famille, parfois même était-il pour ainsi dire le seul à gagner tout juste de quoi faire bouillir la marmite (c'est le thème de l'une de ses plus terribles nouvelles autobiographiques).
Sans oser faire de la psychologie de bas étage, reconnaissons tout de même que, comme départ dans une future vie de père, ce ne sont pas là les meilleures bases envisageables.

Ceci étant, il faut tout aussi bien reconnaître que l'on ne peut souhaiter un père pareil à quiconque. Non qu'il ait jamais battu ses filles, non qu'il ne les aimait pas non plus - quoi qu'à sa manière très personnelle - mais il est, dans un nombre majoritaire de ces courriers envoyés à l'aînée (il n'y a, en réalité, qu'une seule très courte missive envoyée à la cadette dans ce recueil), particulièrement, d'une dureté, d'une froideur et dans une relation tellement pragmatique, dans laquelle l'argent, les dettes, les histoires de biens, de locations, d'achats, etc, et autres querelles entre leur mère et lui, que cela représente bien les trois-quart de ce qu'il rédige à sa grande.

La place laissée à l'amour filial n'y est, avouons-le, que fortuit, marginal et exprimé de manière au mieux maladroite, au pire avec une certaine froideur. Il tâchera cependant de lui inculquer, lui transmettre pour être plus exact, quelques principes qu'il fit sien sa vie durant. La franchise en toute chose, la Vérité : «la vérité ne couine pas» lui assène-t-il, alors que Joan n'a encore que douze ans, mais qu'il se refuse à la voir comme une simple enfant, car «la vérité ne s'embarrasse ni de l'âge, ni de la jeunesse, ni des personnes de douze ans». de savoir faire ses choix - mais surtout pas l'enseignement : le pire qui soit. Rappelons que leur mère l'était... -, qu'il sera là pour apporter ses conseils s'ils lui semblent nécessaires. Il défend aussi ardemment un genre de "mens sana in corpore sano" des antiques, revisité, lorsqu'après lui avoir affirmé que «nos corps sont aussi magnifiques que nos esprits », il ajoute qu'«Il n'y a rien en ce monde que ton Papa n'aimerait plus demander pour toi qu'une grande intelligence, une vraie fierté, un beau corps et que, en plus du reste, ce corps soit superbement vêtu.»

S'il se félicite plus loin qu'elle ait rédigé un article dans le journal du Lycée auquel il prit lui-même part dans sa jeunesse, il ne peut s'empêcher de la reprendre sur sa grammaire qu'il estime lamentable dans ses courriers...

Père souvent injuste, père difficile et intransigeant, à mille lieux de l'homme unilatéralement généreux et accueillant qu'une certaine imagerie d'Épinal se plait à conter - même s'il faut, à sa décharge, ne jamais oublier qu'il permit à un vrai clan familial de vivre grâce à ses succès littéraires et que ses dépenses, parfois relativement somptuaires ainsi que des déconvenues en affaires et une moindre popularité vers la fin de sa vie furent à deux doigts de le mettre sur la paille à plusieurs reprises -. Et si l'on éprouve à certains passages une gêne réelle à entrer par la petit porte dans une intimité qui, malgré toute l'admiration que l'on peut avoir pour l'oeuvre impressionnante de cet auteur singulier et génial, on n'en saisit pas moins cette humanité complexe, parfois douloureuse qui ne put jamais réellement se faire entre un père dont l'amour pour ses enfants fait d'autant moins de doute qu'elle peine à pouvoir profondément s'exprimer.

L'ultime mot de Jack à Joan est d'une grande simplicité, il date du 21 novembre 1916. C'est juste une invite à se voir le dimanche d'après, avant que de prendre, une fois encore mais, selon toutes vraisemblance, définitivement, le bateau vers Hawaï où le couple Charmian/Jack se sentait si bien.
Jack fut retrouvé mort le lendemain, des suites d'une crise fulgurante d'urémie et d'une prise excessive de médicament opiacé contre la douleur. D'aucuns ont évoqué un suicide (à l'instar de son célèbre Martin Eden). Cette ultime message ne prouve rien, bien sur, mais permet d'avoir quelques doutes supplémentaires quant à la fin tragique de cet homme au destin incroyable.

C'est donc une paternité difficile, distante, compliquée et en recherche constant d'équilibre que les excellentes éditions bordelaises Finitude -dont le travail est toujours impeccablement soigné, y compris en terme de maquette - nous donnent à découvrir. Si l'ouvrage s'adresse avant tout à des passionnés de l'oeuvre et de l'existence passionnante du romancier californien, il pourra aussi intéresser les amateurs de correspondances dans ce que celles-ci peuvent avoir de plus cru, de plus proche de la vérité d'une vie, sans les fioritures ni les implications intellectuelles que l'on peut éprouver dans celles entre deux auteurs, par exemple. Un ouvrage atypique et, paradoxalement, enthousiasmant.
Commenter  J’apprécie          274



Ont apprécié cette critique (25)voir plus




{* *}