Une écriture simple, précise, parfois enjouée, dramatique quand il le faut, rend la lecture du roman agréable et pousse le lecteur à vouloir le lire d'une traite.
Thierry Lefebvre nous entraîne avec brio et passion dans l'URSS de 1941, ce pays sous la férule de Staline qui après avoir glorifié le pacte de non-agression germano soviétique a du mal à avouer à son peuple que l'Allemagne Nazie vient d'envahir l'URSS le 22 juin précisément.
« L'Allemagne aurait attaqué l'Union soviétique la semaine passée. D'autres, plus naïfs, affirmaient le contraire en s'appuyant sur le traité de non-agression signé en 1939 entre Hitler et Staline. »
Ces événements percutent de plein fouet les projets d'une famille dont la mère Magda est fermière d'un kolkhoze en Ukraine et le père médecin militaire à Brest Litovsk.
Leurs enfants, les jumeaux Alexeï et Anouchka voient leur avenir s'assombrir.
Le récit se poursuit en 1962, sous l'ère Kroutchev et l'égide de la déstalinisation. L'URSS, avec notamment la recherche spatiale mais aussi l'enseignement de masse et la recherche d'élites dans tous les domaines scientifiques veut peser dans le concert des nations.
On retrouve Alexeï, docteur es mathématiques dans une université nouvelle de Moscou où il fait fonction de secrétaire d'un chef de département, Sergueï Kalliakchev.
L'évocation de l'URSS de 1962 est réaliste, on y glorifie la réussite et le mérite
« du kolkhoze à l'Université
Taras-Chevtchenko, le chemin parcouru par ce petit campagnard montrait clairement que le régime communiste ne tenait pas compte des classes sociales. Sous réserve d'aptitudes intellectuelles suffisantes, la voie de la réussite était ouverte à tout un chacun. »
Mais la prééminence des hommes est la règle, Anouchka s'en accommode, comme les femmes soviétiques de l'époque
« En quelque sorte, son jumeau incarnait ses ambitions secrètes et elle s'était sacrifiée pour lui. »
Alexeï partage sa passion des mathématiques avec son ami Igor Ivanovitch Myshchenko, professeur à l'université nouvelle « Âgé de tout juste trente ans et spécialiste de l'analyse numérique »
Ce dernier se passionne pour les mathématiques et leur histoire et pour cause dit-il
« le simple fait de savoir pourquoi, à un moment donné, quelqu'un s'était posé une question aidait à comprendre comment il l'avait résolu. »
Les deux compères se heurtent à une hiérarchie et à des collègues plutôt tatillons et attachés aux traditions, à l'ancienneté, à la valeur de l'expérience.
Malgré la libéralisation, l'enthousiasme d'Alexeï le conduit parfois à sortir des rails sur lesquels le parti entend maintenir le pays et cela ne plait pas à tout le monde :
« Dans votre dossier figure une lettre de dénonciation d'un de vos élèves de Kiev dans laquelle il affirme que vous sortiez fréquemment du programme et que vous y ajoutiez des commentaires personnels parfois contestables. »
La société russe de l'époque repose sur un concept de grande Russie qui souffre peu les exceptions. Igor et Alexeï sont Ukrainiens et dans les files d'attente ils sont pris à partie « L'un d'entre eux leur fit remarquer que la seule langue officielle était le russe et que parler en ukrainien était interdit dans les lieux publics. »
« Tu sais, Alexeï, j'ai toujours été convaincu que nous autres, les Ukrainiens, étions dans le collimateur. Les Russes ont toujours eu des préjugés défavorables sur nous. Staline aurait voulu une Ukraine sans Ukrainiens. »
Igor et Alexeï se projettent dans l'avenir, et rêvent à « (…) ces fameux ordinateurs à transistors dont on parle beaucoup. Il paraît qu'ils sont programmables et capables d'effectuer des multiplications de nombres de plus de dix chiffres ou encore des racines carrées, et cela en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. »
Une aide indispensable pour procéder à des calculs permettant d'éliminer les fausses pistes dans les démonstrations et de trouver des contre exemples infirmant ou non certains théories.
« Choisissez un nombre entier quelconque, s'il est pair, divisez-le par deux, s'il est impair, multipliez-le par trois et ajoutez un. Recommencez le même processus avec le résultat obtenu et ainsi de suite. Eh bien, quel que soit votre choix de départ, vous finirez toujours par tomber sur le nombre un. C'est inexplicable mais c'est ainsi ! »
Udo, un jeune Allemand de l'Ouest venu étudier à Moscou leur pose ce problème qu'ils veulent élucider.
« L'approche mathématique, très différente des problèmes classiques qu'ils résolvaient d'habitude, était de nature à les déstabiliser. La conjecture des hirondelles, comme ils avaient décidé de l'appeler, avait entamé son travail d'ensorcellement et il leur était désormais impossible de ne pas aller plus loin. »
La rencontre avec Udo les confronte à l'état réel de leur pays par rapport aux pays capitalistes « Je suis encore émerveillé par le fait qu'il puisse posséder une calculatrice si petite et si puissante. Ses parents ont dû la payer une fortune.
— Ils sont probablement très riches ou alors prêts à tout sacrifier pour la réussite de leur fiston, conclut Alexeï. »
« — (…) hormis l'Ukraine et la Russie, que savons-nous du monde qui nous entoure ? remarqua Igor. »
Le calcul sur ordinateur devient un enjeu de la guerre froide qui se dénouera au Colloque International des Mathématiques à Stockholm.
« le doyen estime que la seule piste envisageable est celle de l'informatique. D'après lui, le monde occidental a déjà commencé à programmer des machines pour trouver une exception, un contre-exemple. Vous êtes suffisamment intelligent pour comprendre que nous n'allons pas faire mieux qu'eux d'un simple coup de baguette magique. Tôt ou tard, l'exception tombera et c'est nous qui la trouverons. Il faut les prendre de vitesse. »
« Bien que ce ne soit inscrit nulle part, la priorité absolue est de montrer au monde entier, et en particulier au cow-boy de Kennedy, notre suprématie en matière de calcul électronique. »
Les discussions entre collègues tournent également autour de la construction du Mur de Berlin qu'il faut défendre selon la doxa communiste.
« — C'est pour nous protéger du monde fasciste et impérialiste, objecta sèchement Fedora. Un mur vaut mieux qu'une guerre. »
Le roman présente deux intérêts, le récit s'appuie de façon crédible sur le contexte de la guerre froide dans les années 1960 et sur l'irruption de l'informatique dans la société, technologie boudée par les universitaires à ses débuts.
L'auteur énonce quelques concepts oubliés par l'intermédiaire de ses personnages.
« — Nous manipulons de nombreuses données et souvent avec des nombres extrêmement grands ou au contraire infiniment petits, ce qui en termes d'utilisation de ressources revient strictement au même. Nous cherchons sans cesse des programmes plus rapides, plus performants afin de pallier les limites physiques de la machine. La vitesse de calcul et la taille de la mémoire sont des paramètres essentiels. Tu t'en apercevras bientôt. »
« de nombreuses opérations de base valent mieux que quelques calculs complexes, voilà la devise de l'informatique. »
Je n'en dirai pas plus sur l'histoire elle-même pour ne pas dévoiler ce qui est traité comme une énigme…
Un roman que j'ai apprécié par sa justesse de ton, les sujets abordés et la qualité de l'écriture qui fait vivre de façon réaliste les personnages dans une époque où ont été élaborés des technologies et des concepts qui gouvernent notre société aujourd'hui.
Un autre point remarquable est la pertinence des références à l'histoire sombre de l'Ukraine sous Staline.
J'attends les saisons 2 et 3 pour connaître la suite des aventures d'Alexeï.