Page 238, un des personnages porte cette appréciation sur George Smiley, l'anti-héros de "
La taupe" : "il parlait comme si on suivait son raisonnement, comme si tout le temps on était dans sa tête". A ce moment-là, c'est exactement l'impression que j'avais vis-à-vis de John le Carré, tant je retrouvais le ressenti cotonneux que j'avais eu à la lecture de "
Un pur espion" : cette impression d'arriver au milieu d'un épisode d'une série dont on ne sait rien du début, ce flegme britannique dans la narration donnant l'impression que rien de tout ça n'est très important, que les personnages eux-mêmes ne se sentent pas très concernés par le récit, et que toute l'industrie du renseignement, la Guerre Froide elle-même n'est au fond qu'un passe-temps pour essayer, pas toujours avec succès, de supporter une existence par ailleurs en proie, comme pour tout un chacun, à des échecs et des regrets. La plupart des gens supportent ça très bien, mais les héros de John le Carré, non. Peut-être la vie leur a-t-elle plus chargé la barque qu'à d'autres, peut-être même pas, mais en tout cas ils ont ce besoin un peu trop pressant d'oublier leurs corps et âmes, qui finit par en faire, en l'occurrence, des espions. Moyennant quoi, le livre est un peu dur à suivre. Chaque fois qu'on en reprend la lecture on s'aperçoit qu'on n'a pas retenu grand-chose des chapitres précédents, alors qu'on aurait dû, et on est assez perdu. Ce serait comme visiter une grande pièce abondamment remplie de mobilier et de bibelots, mais plongée dans l'obscurité et seulement éclairée par une lampe-torche, par fragments. Dans "
Un pur espion" le puzzle reste largement épars jusqu'à la fin, mais dans "
La taupe", on a le privilège, aux trois-quarts du livre environ, de voir la lumière s'allumer suffisamment pour nous faire comprendre l'ensemble du tableau. Les cent ou cent-cinquante dernières pages tourneraient presque à quelque chose d'assez classique, avec action, rebondissements, mystère, "whodunnit", suspense et tout le tralala. Et comme on commençait à s'exciter un peu trop, ce rappel à l'ordre à trente pages de la fin, alors que George Smiley, selon les canons du genre, s'apprête à "gagner" (au sens où les bons "gagnent" à la fin) : "Cela le préoccupait de se sentir à ce point en faillite, et de voir tous les préceptes intellectuels ou philosophiques auxquels il se cramponnait tomber en poussière maintenant qu'il était confronté avec la condition humaine."
On peut donc toujours dire que
John le Carré écrit des romans d'espionnage, après tout ce n'est pas faux, c'est même presque suffisant, mais la vraie raison c'est que c'est plus simple que de dire qu'il écrit des romans sur l'impossibilité de faire tenir debout "des préceptes intellectuels ou philosophiques" dès lors qu'on les "confronte avec la condition humaine".