Pour moi, lectrice de romans plus que d'essais, amateur de romans policiers – surtout s'ils sont anglais – évoquer le Péra Palace fait immédiatement apparaître
Agatha Christie, suivie d'Hercule Poirot, l'Orient Express sifflant en fond sonore … Se profilent aussi quelques écrivains reporters à la
Hemingway …
Si je creuse un peu, me reviennent des images romanesques évoquant l'Empire Ottoman, ses splendeurs, ses misères, ou Constantinople, cosmopolite et exotique. le fond sonore s'enrichit des sirènes des bateaux, de la rumeur des quartiers populaires, du rebetiko, de l'oud ou du jazz des cabarets.
Dans les rues se croisent des exilés russes et des espions bulgares, des diplomates britanniques et des demi-mondaines françaises. Les fumées des narghilés se mêlent à celles des cigares, les réfugiés de toutes origines croisent des touristes venus s'encanailler pour quelques heures avant de retourner au luxe … Et le Pera Palace reste là, pivot inamovible au milieu de ces tourbillons, témoin de décennies de guerres, de conflits, assistant à la transformation de l'ancienne Constantinople (en même temps Konstantinopolis pour les Grecs, Konstantiniyye pour les Turcs) en Istanbul la moderne.
L'Histoire est toujours là, aucun soubresaut géopolitique n'épargne cette ville à la croisée des mondes et des époques. Mehmed VI ou Mustafa Kemal marquent la ville de leur empreinte, mais Trotski ou Goebbels passent aussi par le Pera où, parfois, s'écrit
L Histoire. Parfois aussi, c'est
L Histoire qui marque le Palace, comme en 1941 lorsqu'une bombe placée par les services secrets bulgares (ou les nazis ?) explosa dans la valise d'un diplomate britannique, dévastant le hall et tuant vingt-cinq personnes.
Construit en 1892 sur une colline dominant la Corne d'Or pour accueillir les premiers voyageurs de l'Orient Express, le Pera fut le premier palace de l'Empire Ottoman, la première construction de luxe – à l'exception des palais du sultan - à disposer de l'eau chaude, de l'électricité ou d'ascenseurs. Il vit défiler personnalités de tous horizons – de Greta Garbo à
Churchill – et traversa l'histoire de la Turquie, de l'Europe et, pendant les époques de grande tourment, de l'histoire mondiale.
Charles King, historien américain, expert en géopolitique et professeur de relations internationales à l'université de Georgetown, a eu l'excellente idée d'écrire la « biographie » de ce palace hors du commun. Et son livre, brillant, érudit, profond et léger, documenté et émaillé d'anecdotes, est parfait en son genre ! Car le lecteur littéraire y trouvera, comme moi, matière à rêver ou envie de relectures, et découvrira avec bonheur les subtilités de l'histoire politique auxquelles il n'entendait pas grand-chose jusqu'ici. Quant au lecteur historien, versé en géopolitique voire même connaisseur de l'histoire de l'Empire Ottoman et de la Turquie de Mustafa Kemal, il pourra entendre, voir, humer toute la dimension humaine de ces décennies. Les acteurs de l'Histoire, sous la plume de Charles King, ont pris chair et sang pour s'incarner dans toutes ces petites gens évoquées tout au long du livre, autant que dans les personnalités citées. En d'autres mots, ce livre est une réussite d'équilibre entre savoir et évocation, imaginaire et documentation, servi par un style fluide, d'un abord aisé, nourri d'images et d'anecdotes. L'objet lui-même est séducteur, sous sa couverture évoquant le générique d'un bon vieux film américain, peuplé de stars et truffé d'intrigues. Un petit bémol cependant : les photos d'époque introduisant chaque chapitre auraient gagné à être imprimées dans un format et sur un papier leur rendant justice, peut-être dans un cahier central … Merci donc à Masse critique pour cette découverte.