Ce volume publié par les éditions Numeriklivres réunit trois récits parmi les plus radicaux qu'ait écrits
Franz Kafka. Deux d'entre eux, Un artiste de la faim et
le Terrier, ont été rédigés dans la dernière phase de son existence, en 1922 et 1923. À
la Colonie pénitentiaire est plus ancien : il date de 1914. Au mois d'octobre de cette année, Kafka a pris un congé d'une semaine pour avancer dans l'écriture du Procès commencé en août. Il prolonge ce congé d'une semaine supplémentaire et écrit À
la Colonie pénitentiaire ainsi que le dernier chapitre d'Amérique, "Le grand théâtre d'Oklahoma". Il souhaite d'abord publier ce récit dans un volume réunissant
le Verdict et
La Métamorphose, mais l'éditeur Kurt Wolff auquel il soumet le projet lui répond qu'un tel livre ne se vendrait pas (déjà l'argument commercial !). Tout en reconnaissant la valeur du récit, il émet quelques réserves concernant son caractère "embarrassant". Difficile de traduire l'adjectif employé par Wolff : peinlich, qui signifie tout à la fois gênant (pour une situation par exemple), dérangeant, mais aussi honteux. Dans sa réponse, Kafka reprend cet adjectif peinlich à propos de son récit en l'employant dans ce dernier sens et il ajoute aussitôt qu'il éprouve ce sentiment de honte à l'égard de "presque tout ce qu'il a écrit". Puis il va encore un peu plus loin en étendant l'usage du mot d'une façon pour le coup véritablement dérangeante : ce n'est pas seulement son récit qui est "honteux", mais "notre époque particulière et générale", signifiant ainsi à son correspondant que si ce qu'il écrit peut déranger, c'est bien parce son écriture est traversée par la cruauté de l'époque. Quelques années plus tard, Kurt Wolff reviendra vers Kafka pour lui proposer de publier le seul récit À
la Colonie pénitentiaire, ce qui sera fait en 1919. Kafka a donné une lecture de ce récit à Munich le 10 novembre 1916, lecture à laquelle a assisté
Rainer Maria Rilke. Dans plusieurs journaux, les réactions furent négatives. "L'appareil particulier" au coeur du récit, gravant la Loi sur la peau du condamné et provoquant d'atroces souffrances, avait bien évidemment "dérangé" le public bourgeois venu l'écouter. Or on sait que Kafka connaissait la réalité du bagne de Cayenne mise en lumière par la presse lors de l'affaire Dreyfus. Il avait aussi accès à d'autres sources concernant les colonies pénitentiaires fondées par les puissances occidentales à travers le monde, notamment en Nouvelle-Calédonie.
Le Verdict, récit d'une trentaine de pages écrit en une nuit deux années plus tôt, avait fait passer Kafka à une nouvelle dimension, et il en était parfaitement conscient. Cette histoire d'un père qui condamne son propre fils au suicide était d'une telle radicalité pour l'époque que son ami
Max Brod percevra également — non sans un peu de gêne — la percée réalisée par Kafka. Si l'on peut dire que les récits de Kafka participent du genre fantastique, alors seulement dans la mesure où ils sont une vision du réel dans sa vérité la plus cruelle.
Si j'ai choisi de traduire ces trois récits, c'est sans nul doute parce qu'ils étaient les meilleurs exemples de cette écriture radicale que cherchait Kafka. Écrits souvent dans la même période que les "grands romans" (À
la Colonie pénitentiaire/
Le Procès, Un artiste de la faim/
Le Château), ils visent à produire un trouble profond et violent chez le lecteur que le roman, plus long, ne peut produire de la même manière. Là, plus de personnage au sens classique du terme (même si avec le personnage de K. on en est déjà bien éloigné), mais des espèces de figures expérimentales : un artiste qui "s'affame" dans la cage d'un cirque, un animal souterrain construisant un terrier labyrinthique et explorant surtout sa propre angoisse sécuritaire, dans la crainte d'un ennemi dont il perçoit le creusement de plus en plus proche de son domaine. À chaque fois, j'ai tâché de rendre le récit dans toute sa radicalité : pour cela, nul besoin de forcer le trait, juste rester au plus près de la langue de Kafka, froide, objective, sans fioritures. Quand il utilise le verbe hungern, le verbe jeûner paraît bien faible en français. Hungern, c'est avoir faim, s'affamer. Pour
le Terrier, le caractère labyrinthique de l'écriture est totalement respecté : quand d'autres traducteurs ont choisi de découper certaines longues phrases complexes, je les ai rendues dans leur mouvement et leur longueur, sans quoi c'est toute l'architecture du terrier qu'on perd.
Rassemblés en un seul volume, ces trois récits sont l'illustration parfaite de ce célèbre passage d'une lettre de Kafka à Oskar Pollak : "Nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu'un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois."
(Présentation du traducteur)
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