Un snobisme adolescent m'a fait lire tôt La Métamorphose (et son pendant poétique, les Chants de Maldoror) et user de l'adjectif kafkaïen, ïenne ([kafkajɛ̃, jɛn] : qui rappelle l'atmosphère absurde et oppressante des romans de Kafka). Mais il faut relire la Métamorphose et se désillusionner. C'est une longue nouvelle, en partie comique et en partie assommante. C'est une chambre avec deux portes fermées à clef. A gauche la porte s'ouvre sur l'autorité : le père, le gérant, les locataires. A droite sur l'intime : la soeur, les bonnes. A l'ouverture : Grégoire Samsa s'éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine. Cette transformation est un malaise, une bêtise à laquelle il faut trouver une solution raisonnable : Il se mit à penser à la facilité avec laquelle il aurait pu se lever s'il avait eu un peu d'aide […]. Mais, même si les portes n'avaient pas encore été fermées, aurait-il vraiment bien fait d'appeler à l'aide ? à cette idée, malgré tout son malheur, il ne put réprimer un sourire (p 15). Il était curieux de connaître l'impression qu'il allait produire sur ces gens qui réclamaient si impérieusement sa présence. S'il les effrayait, c'était rassurant, car il cessait d'être responsable, et si les autres prenaient bien la chose, à quoi bon se tracasser ? (p 21). Finalement la créature-Grégoire se lève, on l'écoute à travers la porte, on l'encourage à l'ouvrir, il ouvre en effet et à son aspect le gérant fuit, la mère s'évanouit et le père brandit sa canne. Suivent les conciliabules familiaux sur le devoir de subsistance, assumé par la soeur, puis la décision de s'en débarrasser, où la soeur prend de nouveau l'initiative, et dans ce revirement psychologique elle adopte la porte de gauche. La veine est tragicomique : La mère, d'une voix glapissante et rauque, tomba sur le canapé les bras en croix (p 55) ; le père, dans un uniforme bleu à boutons d'or, sans un pli (p 58) bombarde Grégoire avec des pommes ; quant à la bonne […], tout ce qu'on pouvait dire c'est que dès le premier jour elle s'était traînée sur les genoux pour supplier la mère de la chasser immédiatement, qu'elle avait pris congé de la famille un quart d'heure après en versant des pleurs de reconnaissance, qu'elle avait remercié de son renvoi comme du plus grand témoignage de bonté qu'elle ait reçu dans la maison (p 40). « Kafkaïenne » aussi (ou ubuesque ?), la fin de Grégoire : Son dernier regard lui montra la porte de sa chambre qui s'ouvrait brusquement, sa soeur qui criait, précédée de la mère qui arrivait en toute hâte - sans corsage, car la jeune fille l'avait déshabillée pour la faire respirer pendant la syncope - sa mère encore qui courait sur le père en perdant ses jupes une à une, trébuchait dedans (p 60), etc.
Comiques aussi et lassants, les discours longs, fumeux, boursouflés de formalisme du père, du gérant et des locataires. Est-ce un comique volontaire (c'est paraît-il la vue du traducteur,
Alexandre Vialatte), ou involontaire ? Faut-il proscrire l'adjectif kafkaïen ? La notice de Wikipédia déclare « Actuellement on met plus l'accent sur le fait que Kafka et ses amis, ainsi qu'on peut le voir dans les notes de ces derniers, riaient à la lecture de ses histoire absurdes ». A l'origine de l'immense fortune du « sentiment kafkaïen » je soupconne les sartriens, les psychiatres et les historiens qui ont cristallisé pêle-mêle sur une oeuvre ambiguë les malédictions de l'obscurantisme bourgeois, de l'angoisse de castration et du destin tragique des juifs d'Europe. le recueil éponyme contient d'autres nouvelles, certaines très courtes, insupportables d'ennui à l'exception de la dernière, le rapport pour une Académie, où la métamorphose est inversée : un singe se fait homme et raconte de façon drolatique l'absurdité de sa nouvelle condition.