« le discours de la pénurie met l'accent sur un manque, un vide un dysfonctionnement. Mais l'étonnement devrait plutôt porter sur le fait que, en dépit de ce déficit tant de fois proclamé, le bâtiment fonctionne ou du moins réussit à se reproduire, c'est-à-dire qu'il préserve un minimum de qualité dans la réalisation des bâtiments, de savoir-faire dans les mains et les têtes des travailleurs, et surtout qu'il permet la reconduction et même l'augmentation des profits des grandes entreprises. »
L'ouvrage se fonde sur une enquête de terrain débouchant sur une thèse de sociologie « Loyautés incertaines, les travailleurs du bâtiment entre discrimination et précarité » (http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/18/24/39/PDF/texteintegral.pdf). L'auteur précise qu'il ne s'agit pas d'un simple remaniement mais d'une nouvelle présentation des données « en restituant davantage la chair des personnes rencontrées ». le livre permet donc de découvrir un peu de l'univers des manoeuvres du bâtiment, de leurs conditions d'emplois et de travail.
Nicolas Jounin analyse, entre autres, les vies quotidiennes sur les chantiers, le travail réellement existant (sous-traitance, recours à la main d'oeuvre étrangère avec ou sans papier, infériorisation, racisme, discrimination, etc.) et « la grille de lecture ethnique » qui « informe et déforme en même temps ».
Je partage la mise en garde de l'auteur « On se rassure en se disant qu'on est pas dupe : on sait qu'il n'y a là que des constructions sociales, historiques, et non des identités éternelles. Mais, tout en prétendant ne pas être dupe, on risque de reprendre les mêmes généralisations abusives, les mêmes clichés, d'exagérer les coupures entre les groupes. On ne sait plus nommer sans se fourvoyer. »
Les titres choisis pour les différents chapitres déclinent précisément ces éléments d'analyse qui font du bâtiment un secteur économique exemplaire (D'un coté, des groupes mondialisés, distribuant des dividendes, de l'autre, de multiples entreprises sous-traitantes, des ouvriers racialisés et précarisés) : « Les ‘Mamadou' : l'humiliation ordinaire », « Les ‘bétonneurs‘ sans ouvriers ? L'externalisation », « Toujours à la bourre, les ferrailleurs », « ‘Je préférerais vendre des savonnettes' : l'intérim », « Intérimaires fidélisés contre travailleurs détachés », « Une belle équipe ? », « Arrêtez, je suis le premier concerné par la sécurité ! », « L'ouvrier impossible ».
L'auteur analyse le fonctionnement de ce secteur économique, sa politique de transfert des risques, de la variabilité sur des sous-traitants, la domination de l'emploi intérimaire et l'utilisation des ouvriers étrangers « Aussi la frontière entre étrangers réguliers et irréguliers ne séparent pas deux types d'étrangers, deux logiques de séjour foncièrement distinctes ; elle est plutôt un rappel à l'ordre de la précarité, pour les irréguliers bien sûr, mais aussi pour les réguliers. Dans le bâtiment, cette proximité des situations se traduit par le fait que les étrangers aux titres de séjour temporaires et des sans-papiers occupent des emplois et qualifications similaires. »
La mobilisation de la main d'oeuvre, la disponibilité permanente sont construites autour des agences d'intérim. « Si, en apparence, l'intérim fournit un contrat à durée déterminé, en réalité les intérimaires travaillent pour une durée indéterminée, tout en étant révocables à tout moment. » Il y a là un véritable échafaudage de vulnérabilité et d'incertitude. « L'intérim n'est pas là que pour fournir le contrat ou, plutôt l'absence de contrat. Son service, son produit, c'est la précarité, et rien d'autre. »
J'ai particulièrement apprécié le traitement de la sécurité « Cadences et prudence : des exigences contradictoires portées par une même hiérarchie ». L'auteur souligne « Mais le terme polysémique de ‘responsabilité‘ masque la responsabilité dont sont investis les cadres en matière de sécurité est de l'ordre du pouvoir, tandis que celle des ouvriers est de l'ordre de la culpabilité » ou encore « la dynamique qui insécurise du fait des conditions de travail et, dans le même temps, déresponsabilise et culpabilise ceux qui sont en danger se vérifie d'autant plus que les travailleurs appartiennent aux périphérie du collectif. »
« Et pourtant ils résistent ». Et l'auteur n'en reste pas à ce constat, il ajoute « La réalité du bâtiment est aussi le produit de ces résistances, et pas seulement des stratégies des entreprises ». L'analyse pourrait être poursuivie sur les interactions entretransformation du travail et la dynamique d'accumulation du capital (Voir Stéphen Bouquin : La valse des écrous. Travail, capital et action collective dans l'industrie automobile 1970-2004, Editions Syllepse, Paris 2006).
Un livre sur une autre face de notre monde, ici, ces ouvriers qui sont doublement rendus invisibles, en tant qu'ouvriers surexploités et tant qu'êtres humains réduits à leurs origines et bien sûr en tant que citoyens totalement niés. « Personne ne naît travailleur du bâtiment ; on le devient »
A lire en complément le très bel ouvrage de
Sébastien Chauvin :
Les agences de la précarité. Journaliers à Chicago (Editions Seuil, Liber, Paris 2010)