Mélancolique rodéo

Un après-midi, entre deux répétitions, quelqu'un, je ne me souviens plus qui, l'un des musiciens présents, m'avait expliqué: " Ce qui est important lorsqu'il y a une mélodie, ce n'est pas de la suivre, mais plutôt de s'en échapper, de se promener autour d'elle, de partir en quête du son." Cette phrase exprimait de façon si simple, si évidente ce qui en effet m'attirait, la promenade, le chemin buissonnier, la jouissive exploration des alentours. En même temps, quoi de plus séduisant pour un enfant?

Dans son livre La légende des anges, le philosophe Michel Serres revient sur le rôle de messager tenu par les anges dans les anciennes mythologies et tant de religions monothéistes. D'où, au fil des ans, un parallèle établi avec pigeons voyageurs, télégraphe, téléphone, aéropostale, réseaux de communication en tout genre, et à présent, bien sûr, Internet. Des milliards de données transitent en permanence au-dessus de nos têtes, les va-et-vient d'un ciel de plus en plus lourd de dits, de non-dits, d'informations, d'échanges. L'incessant vacarme des anges de la modernité.

Je m'étais précipité dès sa sortie chez Waterstones, la librairie de Piccadilly, à Londres, pour acheter 2010: Odyssée 2, la suite de 2001, l'Odyssée de l'espace, stupéfait, comme je l'ai raconté, de découvrir mon nom parmi les remerciements figurant à la fin du livre. D'où le début d'une longue correspondance avec son auteur, l'écrivain, physicien, mathématicien, inventeur, futuriste, astronome Arthur C. Clarke.

Ces approches si incroyablement contemporaines à mes yeux, ces genres inclassables entre théâtre, mime, danse, arts visuels me rappelaient aussi la peinture que j'aimais, l'abstraction lyrique, Soulages, Hartung et puis Pollock et Dubuffet: je comprenais de mieux en mieux ce qui m'y avait entraîné, des œuvres qui vous happent, sans début ni fin, une plongée. Et la lenteur, encore. Des mouvements comme un seul et long morceau qui se déroulerait, s'enroulerait, s'emmêlerait en douceur.

J'aurai sans doute davantage vécu avec des machines qu'avec des humains, et je me sens comme ces gens qui passent leur existence avec les dauphins ou les éléphants et qui, à force, ont développé une forme de paralangage entre eux. En studio ou sur scène, ces machines mystérieuses qui m'entourent, il faut apprendre à les toucher, savoir les caresser, pour mieux les apprivoiser. Mon rapport aux objets a toujours été un déclencheur d'émotions.
Il était donc logique que j'aborde le récit qui va suivre à travers les objets trouvés sur mon chemin, témoins et reflets involontaires de ma vie.

Avec ce magnétophone, il me semblait que mon grand-père m'avait offert un peu de son pouvoir, à mon tour d'y mettre la main, d'appuyer sur le bouton, d'effacer, de recommencer, de rembobiner. D'autant que quelque temps plus tard, presque par accident, mon Grundig m'avait laissé entrevoir d'autres horizons encore, de nouvelles possibilités : un jour je me trompe, je passe la bande à l'envers, l'impression que des aliens viennent de débarquer dans ma chambre. Je pousse l'erreur plus loin, j'essaie cette fois au ralenti, et c'est sidérant. Je découvre que l'appareil me permet non seulement de reproduire, de capter l'extérieur, de conserver un extrait de mon identité, mais aussi de créer, d'inventer une autre histoire, une autre mémoire. C'est le tout début, je l'ignore encore mais c'est le tout début : mon premier rendez-vous très direct avec la technologie sonore.
Rien de froid, rien d'inhumain, au contraire, plutôt la sensation d'apprivoiser les alentours, de devenir chasseur d'émotions, là, tout près, la gamme infinie de l'univers. et je réalise aujourd'hui combien mes albums se nourrissent de ces premiers sons de trains, de ville, de voix et de plein air : ma grand évasion devenue au fil du temps, je l'espère, celle de beaucoup d'autres.

Nous avions eu la même sensation exactement, le moment et les circonstances de notre rencontre sans importance finalement, seul compte le fait que nous nous trouvions là, ensemble, dans la durée, dans le mouvement, dans l'absolu. Et étrangement l'impression de ce toujours plutôt que le souvenir marquant d'une première fois renforçait notre sentiment d'être parvenus à destination. p. 323