Nous restâmes blottis ainsi jusqu'au petit jour. Bien qu'elles aient duré moins d'une heure, ces clameurs et ces explosions nous avaient terrifiés car aucun de nous n'avait le souvenir de faits similaires à Kaboul. Ces sons nous étaient étrangers alors. La génération d'enfants afghans dont les oreilles ne connaîtraient rien d'autre que le fracas des bombes et des mitraillettes n'était pas encore née. Recroquevillés tous les trois dans la salle à manger, nous attendîmes donc le lever du soleil, sans imaginer qu'un certain mode de vie avait disparu. Notre mode de vie. Ou s'il n'avait pas encore tout à fait disparu, du moins cela ne tarderait-il plus. La vraie fin, l'officielle, surviendrait dans un premier temps en avril 1978 avec le coup d'Etat communiste, puis en décembre 1979, lorsque les chars russes s'engouffreraient dans les rues où Hassan et moi avions l'habitude de jouer, signant l'arrêt de mort de l'Afghanistan de mon enfance et marquant le début d'une période sanglante qui dure encore.
Je me rappelai cette remarque formulée par Baba des années plus tôt:
Je pisse à la barbe de ces singes imbus de leur dévotion. Ils ne font qu'égrener leur chapelet et réciter un livre écrit dans une langue qu'ils ne comprennent même pas. Que Dieu nous aide si l'Afghanistan tombe un jour entre leurs mains.
C'était la première fois que je voyais des talibans. Bien sûr, je les avais déjà observés à la télévision, sur internet, dans les magazines et dans les journaux. Mais là, je me trouvais à quelques mètres d'eux seulement, à tenter de me persuader que le goût soudain qui avait envahi ma bouche n'était pas le signe d'une peur panique. A me répéter que non, ma chair ne s'était pas recroquevillée contre mes os et que mon coeur ne battait pas follement. Ils arrivaient. Dans toute leur splendeur.
Dans aucune de ses histoires cependant il ne qualifiait son serviteur d'ami.
Et curieusement, je n'ai jamais pensé non plus qu'Hassan ait été le mien. Tout du moins pas au sens où l'on entend ce mot d'ordinaire. Peu importait que chacun de nous se soit entraîné sous la houlette de l'autre à pédaler à vélo sans tenir le guidon, ou que nous ayons fabriqué ensemble un appareil photo entièrement fonctionnel à partir d'une boîte en carton. Peu importait que nous ayons fait voler des cerfs-volants durant des hivers entiers. Peu importait qu'à mes yeux l'Afghanistan eût l'apparence d'un garçon à l'ossature délicate, au crâne rasé et aux oreilles basses, un garçon au visage de poupée chinoise
déformée par un bec-de-lièvre, mais continuellement éclairé d'un sourire.
Tout cela ne comptait pas. Parce que l'histoire ne s'efface pas facilement. De même que la religion. Au final, je restais un Pachtoun et lui un Hazara. J'étais sunnite et lui chiite. Personne n'y pouvait rien changer. Personne.
« Tu n’as pas de cran, c’est ainsi. Ce défaut ne prête guère à conséquence dans la mesure où tu ne t’es jamais voilé la face à ce sujet. Non, jamais. La couardise n’est pas un crime dès lors qu’elle s’accompagne de prudence. Mais si un lâche a le malheur d’oublier qui il est .... »
Ma dernière pense〞 ne s𠆞́tait accompagne〞 d𠆚ucun pincement au cœur... Je me demandais si c𠆞́tait ainsi que naissait le pardon - non en fanfare à l’occasion d’une épiphanie, mais à partir du moment où la douleur rassemblait ses affaires et pliait discrètement bagage au milieu de la nuit.
J'ai l'impression d’être un touriste dans mon propre pays.
La seule chose qui coulât plus abondamment que le thé dans les allées était les ragots.
La guerre ne dispense pas de se comporter décemment. Elle l'exige même, encore plus qu'en temps de paix.
C'était toujours pareil avec les cerfs-volants. Vos pensées dérivaient en même temps qu'eux.