Nous traînions notre enfance au milieu des adultes. Sans bien tout comprendre. Un somnambulisme, dans les paroles et l'épaisse couche de fumée de cigarettes.
J'étais prête à faire un marché avec la vie : prenez-moi dix ans, pour un quart d'heure de parloir avec ma mère.
Je demande au Gouvernement des morts à passer un petit moment avec ma mère. Je ne demande pas grand-chose, juste un quart d’heure. Je me suis dit qu’il fallait insister. Je le demande chaque jour.
Nous glissons dans une barque dans la fraîcheur délicieuse du Loir. Les ramures tissent une treille, les troncs proposent leur ombre rafraîchissante.
Les parents rament dans un bel accord. Nous laissons traîner nos mains dans l'eau. Il y a une petite odeur de vase et d'eau verte.
Nous sommes dans le monde de la rivière ; c'est un point de vue sur les choses, on y existe autrement, porté par le cours d'eau, perçant avec lui une échancrure dans l'épaisseur du réel.
A la Borde, il y avait des Fous que l'on appelait des Pensionnaires. J'ai toujours trouvé le mot élégant.
Ma mère a disparu de ma vie comme une bulle de savon qui éclate.
Je me tiens depuis devant cette nouvelle illusion.
Parfois, j'ai envie d'avancer la main pour battre l'air et sentir cette nouvelle image.
Comment est-ce possible ? Elle était là. Elle n'est plus là. Mais où est-elle ?
Et puis un jour en regardant l'avenue et la ville par la fenêtre, j'ai vu le ciel s'écraser sur le sol.
Un énorme étau et j'ai été prise de vertige : nos morts ne sont-ils pas là, juste derrière cette sorte d'écran, celui qui s'allume devant nos yeux. Je serre fort les paupières. J'attends. Puis je regarde ; non, je ne vois pas les morts. Je me retourne, ma mère n'est pas là.
Les Fous étaient souvent, à leur manière, plutôt occupés. Nous aussi. Au fond, nous vivions chacun dans des univers assez parallèles, au même endroit. On ne se frôlait pas.
On était ceux de la Borde. Dans le village de Cour-Cheverny du début des années soixante, la Clinique constituait encore une présence fantastique.
Ma mère a disparu de ma vie comme une bulle de savon qui éclate.
Ma mère a disparu de ma vie comme une bulle de savon qui éclate.