Les traces que laissent les grands passages spirituels ne s’inscrivent pas dans les lieux, mais sur de fragiles papiers. Et des carnets, des feuilles manuscrites, Simone Weil en a laissé en abondance derrière elle. Le site d’une pensée est l’écriture, et c’est dans l’écriture que se déploie toute sa teneur spirituelle. Écrire, ce n’est pas laisser traces sur le corps même de la terre. Que Simone Weil écrive au Puy, à Roanne, à Saint-Etienne, à Bourges, à Auxerre ou à Paris, ou encore en Italie, à Marseille ou à Londres, peu importe. Elle écrit d’abord sur son cahier, et un cahier c’est facilement transportable. C’est itinérant et hors lieu. Aujourd’hui, l’écriture, avec l’ordinateur, est encore plus hors lieu qu’hier. On tape sur le clavier, on écrit à un endroit mais c’est instantanément partout à la fois. La pensée est numérisée. Seul le clavier est quelque part, pas l’écriture. On tomberait vite dans l’illusion d’une pensée humaine totalement délocalisée par la numérisation.
Ce n’est pourtant pas si simple. Car celui qui écrit n’est pas que des doigts. Sa vie, sa pensée sont, à un certain moment, quelque part. On peut bien soutenir qu’être quelque part n’affecte pas la personne qui s’y trouve. Et il en est peut-être souvent ainsi. Néanmoins, le lieu n’est-il pas un élément essentiel dans la vie intérieure d’une personne, dans la formation d’une parole en elle ? Car toute écriture procède d’une parole intérieure. Dans le cas des lieux d’inspiration, le lieu met en route la pensée et la parole. Il faut bien différencier le lieu d’inspiration et le lieu de sédimentation. Le second porte les traces de pensées anciennes, il est une stratification culturelle, inscrite sur le corps même de la terre : il est de l’ordre de la langue. Le premier est un évènement dans la vie de l’esprit, il précipite le processus de formulation d’une pensée et vient s’inscrire dans une réalité dématérialisée, qu’on nomme un texte : il est de l’ordre de la parole.
Les êtres qui ont noué, comme, Simone Weil, une relation personnelle et profonde avec la vie de l’esprit, définissent, par leurs passages, une géographie d’existence. (…) – p. 11
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Une ville est forcément régénérée dès lors qu’on la met en rapport avec une pensée. Une pensée, certes, n’est situable en aucun lieu. Elle n’est pas une réalité spatiale. Mais la pensée fait retour dans les lieux. La pensée ne trouve pas sa place dans nos villes, contrairement aux bâtiments qui portent notre histoire sur nos façades : mais elle apporte une lecture de nos villes. Il est anecdotique de reconstituer les parcours de Simone Weil dans la géographie que sa biographie définit. En revanche, relire cette géographie à la lumière de la conception de l’histoire et de l’homme que Simone Weil développe est propre à mieux enraciner chaque habitant dans sa ville, dans son passé et dans son actualité. Méditer une œuvre, c’est entrer dans la vision du monde ouverte par cette œuvre. L’oeuvre de Simone Weil est un appel à l’enracinement. Par une sorte de création poétique qui consiste à y lire le monde, chaque lieu qu’elle traverse devient pour elle la terre d’un établissement possible, qui n’est pas seulement géographique, mais qu’elle laisse au rang de pure possibilité, ne s’établissant jamais elle-même nulle part.
On peut donc partir de l’anecdote, qui est celle du passage de Simone Weil ici ou là, mais pour la dépasser. Il ne s’agit pas tant de resituer la philosophe dans des villes que de penser avec elle au travers des villes, par des villes. Il s’agit d’inviter le lecteur à penser en prenant le support des lieux. Non pas à penser à Simone Weil, mais penser à travers Simone Weil, tant il est vrai, que pour celle-ci encore plus que beaucoup d’autres philosophes, le sujet de la pensée n’est jamais que traversé par le cours de sa pensée. C’est à cette condition qu’on pourra sortir du passage anecdotique de Simone Weil dans des lieux pour entrer dans la présence de Simone Weil en ces lieux susceptibles de devenir des lieux de commémoration. Qu’ont-ils d’ailleurs à commémorer, si ce n’est l’expérience spirituelle de celle qui, de l’avoir vécue en passant ici, en acquiert une présence à nulle autre pareille ? Toute la question est de savoir si l’on peut tenir ensemble l’exigence d’enracinement de la pensée, dans sa relation indépassable à la Terre, et l’expérience spirituelle qui suppose que l’on s’absente, justement en n’y faisant que passer. – p. 20-1.
UN PASSAGE (extraits).