Très vite, je compris que nous n'étions pas là pour comprendre mais pour appliquer. Lorsque nous posions trop de questions, l'instituteur nous battait. Il y avait quelque chose d'injuste. Les "pourquoi" qui habitent tout enfant dans sa découverte du monde étaient un affront. En 1993, je n'étais qu'un petit garçon, mais le choc de cette première année d'école symbolisait la découverte d'un héritage de trente années de dictature. Aucun sens critique n'avait sa place, je ne l'ai réalisé que bien plus tard, à l'âge adulte. La junte birmane nous imposait un système basé sur des méthodes abrutissantes. Même les plus vifs d'entre nous finissaient par se plier à cette rigueur absurde.
Mon ethnie vit au milieu du Triangle d'or. (1) Jusqu'à la frontière chinoise, nos montagnes sont couvertes de champs de pavot. Lorsqu'ils sont en fleur, on croirait une mer de coquelicots. Dans le nord, les "zones noires" (2) font foisonner l'opium et tous ses trafics les plus sombres. Aucun étranger ne peut circuler dans ces contrées encerclées de checkpoints ou de frontières naturelles.
(1) Le "Triangle d'or" est l'une des principales zones mondiales de production d'opium, matière première de l'héroïne. Cette région se situe au sud-est de l'Asie, aux confins du Laos, de la Thaïlande et de la Birmanie, incluant aussi le Vietnam et une partie du Yunnan chinois. La Birmanie est le deuxième pays au monde producteur d'opium derrière l'Afghanistan.
(2). Dans les "zones noires", le gouvernement birman maintient la censure qui contrôlait autrefois le pays entier. Depuis 2011, des combats réguliers y opposent les rebelles kachins à l'armée birmane. Ces espaces, souvent aux frontières des pays, s'étendent sur des centaines de kilomètres. Des checkpoints contrôlent leurs frontières. Les populations y sont complètement isolées, sans accès aux soins ni à l'éducation.
"Les musulmans ont le droit de tuer et manger des animaux, disait l'un. Chez moi, mon père répand toujours le sang de la bête sur le sol pour libérer son âme et la rendre à Dieu. Mais il dit que nous n'avons le droit de tuer le mouton que si nous avons faim. Par exemple, nous ne tuerons jamais une fourmi sans raison.
- Chez nous, racontait l'autre, ma mère dit que la viande des animaux est comme la chair de nos propres fils. C'est pourquoi nous ne mangeons jamais d'animaux. Chez les Hindoux, les animaux sont des humains réincarnés qui n'ont pas atteint le Nirvana.
Alors, les nouvelles écoles d'Etat, toutes peintes de vert, se sont mises à pousser comme le blé dans les villes et les campagnes du pays. L'uniforme, lui aussi vert et blanc, nous a été imposé. Nos professeurs, principalement kachins, se sont mis à appliquer sans conviction les programmes officiels fournis par les militaires birmans. Ils n'y mettaient aucune passion et gagnaient un salaire de misère pour nous enseigner des leçons à base de propagande, de chants patriotiques et d'étude des manœuvres militaires. Ils souffraient dans leur travail.
L'Irrawady, littéralement "le fleuve des éléphants", court des montagnes de l'Himalaya au golfe du Bengale. Au moment de se jeter dans la mer d'Andaman au sud, on raconte que son eau embrasse des mangroves et des marécages forestiers. Personnellement, je ne l'ai jamais vu se jeter dans l'océan Indien, car je suis du nord. Moi, l'Irrawaddy, je le vois naître et non mourir. Et chez moi, ce sont des forêts denses et des rizières qui le bordent. Ce fleuve, le plus important de mon pays, est lié à mon histoire.