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Citations sur Black Manoo (48)

Par définition, le squatteur n’est pas bâtisseur. Il est un bernard-l’hermite, agile pour glisser son ventre fragile dans une coquille abandonnée.
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Black Manoo ne sait pas combien de temps il reste là, debout. Des feux tricolores clignotent des injonctions à des coulées de voitures, de cycles et de piétons. Il monte sur un promontoire au milieu de la rocade. Cela fera un parfait autel. Il sort de sa valise la bouteille de gin achetée dans une de ces boutiques qu’on appelle à tort free-shop car rien n’y est gratuit. Il en renverse quelques gouttes. Essayant de citer le nom de ses ancêtres, il s’aperçoit qu’il ne peut pas remonter au-delà de sa grand-mère. Par contre, il connaît parfaitement la généalogie des Bourbons et des Valois, rois de France et de Navarre. En classe, il la récitait de tête et à rebours depuis Louis XVI jusqu’à Charles VI le fou. Quelqu’un en voiture lui crie « blédard ! » Cela perturbe sa récitation au niveau de François Ier. Mais il est déjà largement au-delà de la septième génération. Le compte est bon. On n’entre pas dans une ville comme on rentre dans un grenier à mil.
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Le trajet coûte un salaire abidjanais de fonctionnaire moyen. Black Manoo sort tous les francs français qu’il a échangés chez un trafiquant de devises à Treichville. Le Franc CFA fabriqué à Chamalières en Auvergne et sanctifié à la Banque de France ne prend que des vols aller simple vers les quatorze pays d’Afrique où il règne. À Abidjan, il fait la pluie pour ceux qui n’en ont pas, le beau temps pour ceux qui en sont blindés. À Paris, il ne vaut pas une goutte de rosée. Avant de revenir sur les terres de sa naissance, c’est au noir qu’il faut le reconvertir en francs français.
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La porte est fermée, seul Black Manoo détient la clef. Un appel de Karol, trois coups et il ouvre. Ne pas attirer la curiosité, rester loin des regards délateurs et inquisiteurs des Yass, les contrôleurs sanitaires. L’extrême discrétion n’empêche pas que se répande la rumeur chez les Ivoirisiens, les Ivoiriens de Paris : « Black Manoo, le vieux père de Cocody, a ouvert un restaurant ! »
La rumeur est con. Black Manoo n’est « vieux » que de ses frasques de délinquant minable sous héroïne qui ont fait sa réputation dans le quartier où il est né. « Père » ? Aucun de ses spermatozoïdes n’a bien voulu lui donner l’irresponsabilité de « père » malgré des pratiques sexuelles sans le latex recommandé par les massives campagnes anti-HIV qui ont accompagné ses années adolescentes et jeune adulte. Elles étaient tellement traumatisantes qu’il hésitait même à mettre un masque au moment d’embrasser une fille. Il ne voulait pas finir comme Freddy Mercury, son chanteur préféré après Gun Morgan. Quant à l’histoire du « restaurant », les 12 m² plantés au fond de Ivoir Exotic n’ont pas cette prétention.
Autour d’une table basse tout en longueur, on se serre sur des fauteuils au cuir élimé ou sur des tabourets pliables. Tant qu’on peut glisser un dos ou une paire de fesses, il y a de la place. Comme la porte, la petite fenêtre sur cour reste fermée. La voix d’un être humain en conversation normale est mesurée autour de 70 décibels. Un Ivoirien ne parle pas en dessous de 100. Les débats d’une dizaine d’Ivoiriens à propos de politique ou d’histoires de quartier tutoient aisément le niveau sonore d’une base aérienne. Les voisins pourraient croire à un raid et appeler le GIGN, les gendarmes d’élite. Mais l’inventeur du double vitrage a rencontré des Ivoiriens. On n’ouvre la fenêtre qu’au moment de la trêve. Quand la fumée des cigarettes est trop épaisse pour voir le deuxième voisin, Black Manoo crie : « Trêve ! » Les causeries s’arrêtent, la musique baisse. Personne n’a intérêt à ce qu’une plainte alerte la police. Personne n’a de papiers. « Rapatrié pour tapage nocturne » manque singulièrement de panache.
Black Manoo cuisine devant tous, dans un petit coin sur le chemin des toilettes. Menu unique et invariable, le « coucou », soupe de cous et de pattes de poulet relevée au piment antillais à des concentrations criminelles.
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Quand elle cherche à investir le pactole de l’accident qui lui fait toujours traîner la jambe droite, elle pense d’abord « restaurant africain ». En France, les cuisines du continent se résument à ce groupe nominal. Le Cameroun est à 4 000 kilomètres du Sénégal sur les cartes géographiques, mais le ndolè de Douala et le tchèp de Dakar sont voisins sur les cartes de menus. Pour la décourager, Black Manoo explique à Karol les contraintes horaires, la station debout quasi permanente, les contrôles administratifs, les redoutables Yass, Inspecteurs de l’Action Sanitaire et Sociale, le difficile approvisionnement intercontinental en denrées périssables guettées par des douaniers intègres, les clients jamais contents, surtout les blancs qui ont duré en Afrique, les clients trop contents, surtout les blancs qui n’ont pas assez duré en Afrique, et bien d’autres galères qui font des restaurateurs une caste de surhommes.
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Aux temps immémoriaux où il ne fallait pas de visa pour la France, Gun Morgan, petit chanteur de Cocody, s’est payé un billet d’avion en rêvant de concerts à l’Olympia. Ni les tristes salles des fêtes de banlieue, ni les salons défaits des amis ne l’ont découragé. En quelques années, personne ne sait comment, il est devenu son propre producteur. La rumeur dit qu’il a fait fortune en toilettant les cadavres à la morgue, quai de la Rapée. La rumeur est con. Si la toilette de macchabées enrichissait, aucune morgue de France ne laisserait un Noir vivant toucher un blanc mort. Gun Morgan enregistre au 9, rue Hoche, dans les studios montés par « Eddy Barclay himself, je te dis, Black Manoo ! » À quelques pas de l’Olympia, les musiciens de toutes les couleurs se bousculent à ses auditions. D’abord parce que Gun Morgan paye cash. Ensuite, parce qu’ils aiment être dirigés par la jolie Colette Lacoste, frêle blondinette, ingénieure du son imaginative derrière sa console Telefunken aussi boutonneuse qu’un centre de commande à la NASA.
Chaque été, Gun Morgan revient à Abidjan avec un vinyle classé variété française dans les déclarations de droits d’auteur et afrofunk par les FM. Couvert de cuir de vache du béret aux santiags, il défie les tropiques. Chaque chanson, son pas de danse. Succès garanti dans les guinches et bals poussières. Le made in France cartonne toujours au pays. Gun Morgan invente les tubes de l’été avant l’heure.
Et puis les années 90 démocratisent les studios d’enregistrement, remplacent les bérets par les casquettes et le cuir par le polyester fluo. On ne voit plus Gun Morgan ni à la télé ni au quartier. Mais Black Manoo connaît son adresse dans la ville qui porte le plus joli nom de ville qu’il ait jamais entendu : Fleury-Mérogis. Pendant six ans, ils s’écrivent. Black Manoo conserve les lettres truffées de citations d’Ernest Gbogou. Il en connaît des passages entiers.
-… Pour se rendre chez moi depuis l’aéroport du grand blanc de Brazzaville, il faut entrer Porte des Lilas. Après, c’est tout droit jusqu’à Belleville. Tu ne peux pas te perdre.
Fleury, Belleville, Porte des Lilas… Il est convaincu que Gun Morgan choisit ses lieux de vie en fonction de la beauté de leur nom. Si lui s’est trouvé de si beaux cieux en France, pourquoi pas Black Manoo ?
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MOON WALK
« Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’Humanité. » Pas besoin d’aller sur la mer de la Tranquillité pour prononcer pareille phrase. Roissy est sur la lune, et Air France une compagnie spatiale pour tout Africain. Quand l’Airbus s’arrime à un satellite du terminal 2E, la first class ouvre la procession d’astronautes. Couloirs de verre et d’aluminium. Les tapis roulants hâtent le pas. Puis les chemins se séparent : à droite, les passeports européens ; à gauche, le reste du monde. La zone internationale s’arrête à la ligne jaune, la France commence après. Gun Morgan a prévenu, si ce n’est pour voyager, il ne met jamais les pieds dans un aéroport.
Les taxis à la sortie du hall arrivées appartiennent majoritairement à la tribu des Toyota Hybride. Mi-essence mi-électrique, ils roulent au pétrole et au nucléaire. Hybridation des consommations, hybridation des pollutions. Black Manoo tend au chauffeur le papier avec l’adresse.
– Pour Belleville, vous préférez par porte de Bagnolet ou par porte de la Chapelle ?
Ce chauffeur a la couleur et les traits d’un oncle, sauf que son accent, plein d’ « r » rabotés, évente les alizés. Martiniquais ? Guadeloupéen ? Black Manoo ne peut pas savoir. Pas plus que celle des portes à choisir. Mais première leçon en jungle urbaine, ne jamais paraître ni surpris ni décontenancé. Ce sera « Porte de la Chapelle… s’il te plaît », plus solennelle à la prononciation. Routes, ponts, chemins de fer entortillés sur l’horizon urbain. Régiments de panneaux signalétiques en rangs le long des routes ou en escadrilles au-dessus. À peine aperçu, un support écrit disparaît, et il faut déjà lire le suivant. L’un d’eux se répète souvent, alors le regard l’accroche. « A1, Paris par porte de la Chapelle. » Le client est roi, l’Hybride suit ses voies.
Le chauffeur parle. Beaucoup. Tous les taxis du monde font pareil. Au démarrage : tirades météorologiques ; pour l’accélération : lourdeur des taxes ; au virage : résultats sportifs, football, bien sûr ; au moment du freinage : questions.
– Vous venez d’où ?
En entendant « Côte d’Ivoire », changement de régime, vitesse supérieure. Moteur et logorrhée s’emballent. Abidjan, il en a souvent entendu parler à Port-au-Prince. L’homme est haïtien, donc ouragans plutôt qu’alizés. Il se présente, « Pierre Étienne ». Vraiment haïtien. Il n’y a qu’eux pour avoir des prénoms déguisés en noms, voire en surnoms. Comme Gary Victor, Hermione Léonard, James Noël… Entre les noms sur les panneaux et ceux des Haïtiens, des autos, des routes…, Black Manoo flotte dans un espace sidérant.
Le chauffeur poursuit son monologue et sa trajectoire. Une superstructure à gauche : le Stade de France. La coupe du monde est fraîche dans les mémoires, Pierre Étienne éclabousse le pare-brise de postillons jaillis des contrôles et des passements de jambe d’un joueur chauve en maillot bleu. Les essuie-glaces balayent d’approbation. Complicité homme-machine ou capteurs ultra-sensibles.
Porte de la Chapelle apparaît au bout d’un tunnel. Direction Est. L’Haïtien faufile la voiture sur le périphérique, ceinture noire en forme de haricot autour de Paris. Embouteillage. L’Hybride passe du diesel à l’électricité, de la raffinerie à la centrale nucléaire. Pare-chocs contre pare-chocs, les files de voitures sont quatre serpents de métal côte à côte. Ils glissent lentement, très lentement. Apesanteur sur macadam.
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Maman, les histoires, c'est pour rêver et on vivait pas dans une maison de rêves. Maintenant qu'on en a une, je peux faire mon premier rêve, alors je veux une histoire.
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