Le sang du désert

Sur sa langue, un goût de métal. Juste la force de cligner des yeux. Les étoiles… comme les lumières de la ville. Un instant, elle crut qu’ils la pendaient par les pieds, tout son sang montait à ses oreilles, à son visage brûlant.

Elle était donc devenue professeur assistant échelon 1, poste assorti d’un meilleur salaire et d’un bureau personnel. Il ne lui restait plus qu’à finir sa thèse pour accéder enfin à une certaine sécurité matérielle, qui leur permettrait d’acheter le bungalow trois pièces où Brigit et elle vivaient, et de profiter sereinement du petit jardin planté d’orangers et de citronniers qu’elles aimaient tant.
Son père lui avait toujours affirmé que dans ce pays, on n’est rien tant qu’on n’est pas propriétaire. ...

Lors de l’entretien, le recteur n’avait guère été emballé par le sujet de sa thèse, le trouvant un peu trop frivole pour un doctorat, jusqu’à ce qu’elle lui explique qu’on pouvait appliquer une approche sémiotique à la lecture des graffitis dans les toilettes publiques et relier cela à ce que Marx dénomme « la communauté des femmes ».

Au mois d’août dernier, Ivon avait obtenu un poste de professeur vacataire à l’université de Saint Ignatius, à Los Angeles, en sociologie féminine. Le recteur, un jésuite qui, en règle générale, n’aimait pas embaucher des doctorants, lui avait accordé douze mois pour terminer sa thèse, Marx et les toilettes pour femme – Représentation de la classe et du genre dans les graffitis des toilettes publiques (étude de trois cas).

Cela faisait six ans que Brigit s’évertuait à la convaincre qu’elles avaient besoin d’un enfant, en parlant d’horloge biologique et en avançant toutes sortes d’arguments. Mais Ivon, du signe du Taureau, fille d’un homme qui prétendait descendre de l’obstiné Pancho Villa et d’une Apache, ne pliait pas facilement.

Je n’ai jamais rencontré une fille comme toi… Toujours la même rengaine. Chaque fois qu’elle revenait à El Paso, quelque chose lui remettait en mémoire Raquel, la femme qui lui avait brisé le cœur en quatre, un morceau pour chaque année passée ensemble. Elle tenta de chasser ce souvenir, mais la musique le ravivait, comme un vieux clip de MTV. Raquel, ses yeux noirs, sa bouche bien dessinée, le carmin de ses lèvres, le mouvement suavecito de ses hanches sur la piste de danse à damier au Memories.

— Sire Ivanhoé, je vous reconnais bien là ! Et sinon, la résidence luxueuse de grand-mère Maggie vous convient-elle ?
— Impeccable, répondit Ivon, qu’on n’avait plus appelée Ivanhoé depuis l’enfance. C’est parfait. Et on la voit quand, Cecilia ?
— Cette nuit. On passe la prendre à la sortie de l’usine, dit Ximena en consultant une montre imaginaire. Voyons… elle est dans la deuxième équipe, elle devrait finir à minuit.
— A minuit ? Ça fait tard. On ne pourrait pas plutôt y aller demain matin ?
— C’est toi qui vois. Mais elle compte sur nous pour la ramener, du coup, elle risque de louper son bus. La pauvre, elle vit du côté de Puerto Anapra. Je suppose que je peux aussi y aller seule et la reconduire chez elle.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Je meurs d’envie de la voir.

Ivon repensa à son année de quatrième à Loretto. On l’avait surprise dans le clocher du couvent en train de fumer un joint à l’heure du déjeuner. Elle s’était fait virer.

La nausée revenait, comme un essaim de lucioles dans son estomac. Un instant, l’idée d’envoyer valser ce plan fou lui traversa l’esprit.

Pour les habitants des deux rives, la frontière n’est qu’une étape sur le trajet qui les ramène chez eux. Mais pour ces femmes anonymes abandonnées dans le sable, pour ces cadavres torturés, le lit du Río Grande est devenu un lit de mort.