Allemagne 1565. Une
cabale masquée s'apprête à exécuter par le bûcher le grand savant Conrad Gessner pour sorcellerie… Sortant de l'ombre, une créature de la nuit s'élance pour tenter vainement de sauver son maître avant de s'enfuir... Qu'importe, les assassins ont obtenu ce qu'il voulait : une reproduction d'un des six parties de la célèbre tapisserie intitulée La Dame à la Licorne envoyée par un mystérieux commanditaire italien, ainsi qu'une précieuse liste de noms à rayer du monde des vivants… La localisation de leur prochaine victime ? Paris ! Lancez le générique !!!
Le ton est donné !
Mathieu Gabella, fils prodigue des genres de l'imaginaire, mais pas seulement, a voulu marier à parts égale Histoire, Sciences et Surnaturel… Grand bien lui en a pris car on offre un cycle férocement fun quoi qu'assez dense sans parler d'un intrigue tout autant touffue que velue : plusieurs lectures ne seront pas de trop pour tout repérer et tout comprendre !
Nous entrons dans le récit par les yeux d'Ambroise Paré, chirurgien royal considéré comme le père de la chirurgie moderne, qui en officiant comme médecin légiste sur une série de meurtre va passer de l'autre côté du miroir pour découvrir un autre monde, entre plus violent et plus sombre que la réalité… Nombre de ses collègues ne sont pas morts mais bel et bien vivants, et si certains le sont restés c'est parce qu'ils ont été assassinés… Si les savoirs antiques ne correspondent plus aux observations du présent ce n'est pas que les Anciens avaient tort mais parce que la biologie humain est en train d'évoluer sous ses yeux ébahis, car quelqu'un a trouvé le moyen de s'accaparer les pouvoirs divins pour remodeler l'Homme à sa convenances et à ses intérêts… Et c'est ainsi que nous faisons connaissances avec les Primordiaux, incarnations vivantes des mythes et légendes, de la Vermine, agents microscopiques destinés à apporter malheur et destruction à ceux qui ne qui ne seront pas dans les petits papiers du Nouvel Ordre Mondial, et l'âme damnée de celui-ci à savoir l'Homme-Zodiacal !
[Mais il y a un traître parmi les humanistes défenseurs de l'humanité, et leur armée congelée dans les Alpes est détruite avant d'être réanimée, le Dragon réalisant l'ultime sacrifice pour permettre à nos héros de s'enfuir pour continuer la lutte contres les forces obscures de la crevardise…
Il y a un côté fantastique très intéressant :
si l'horreur et la violence sont bien présentes, avec sang, cervelle et boyaux, la série n'est pas gore pour autant. Avec les Primordiaux, les auteurs ont voulu mettre en scène les bestiaires antique et médiéval mais sans pour autant piocher dans les classiques de la Fantasy… Les créatures surnaturelles deviennent de bien improbables puzzles anatomiques de muscles, d'os et de tendons, et c'est un régal de retrouver le Centaure, le Dragon, le Minotaure, le Phénix, la Manticore, le Kraken, l'Hydre, la Sirène, le Basilic, le Sphinx, la Méduse, l'Oracle et le Vampire, le Léviathan et la Licorne tant convoitée…
La démarche n'est pas très éloignée du maître de l'horreur anglais Clive Barker qui s'est toujours éclaté à mettre en scène le côté charnel de ses créations monstrueuses… Mais c'est aussi la démarche employés par les créateurs de la saga vidéoludique "God of War" et leur Antiquité Dark Fantasy, mais c'est aussi celle qu'on a retrouvé de manière édulcorée dans toutes les séries comics horrifiques des années 1990/2000 qui ont suivi le succès de la saga "Spawn" !
Car oui, il y a aussi un côté comics / mangas assez plaisants.
Durant ma relecture, j'ai trouvé que l'ensemble rempli de coolissimes scènes d'action présentait un aspect pulpien assez proche de celui de série télé "Da Vinci's Demons" … Ce qui parfaitement puisque David S. Goyer le créateur de cette série est un auteur de comics, d'ailleurs la parenté est encore plus bluffante si on compare le laboratoire médical secret à la bibliothèque cachée du Vatican, toutes deux empruntant à l'illusionniste Maurits Cornelis Escher : j'imagine que les mêmes causes ont dû avoir les même effets). J'ai trouvé que le maestro qui s'était construit un corps monstrueusement puissant avait à la fois un air du Newton de la série "Clan Destine" d'Allan Davis et un faux-air de savant fou à la Go Nagai (ben oui, le coup de la réincarnation dans un corps artificiel avec une tête ventrale c'est carrément un gimmick du célèbre mangaka). J'ai trouvé que la frontière était mince entre l'Homme-Zodiacal, Dracula et le Monsieur Sinistre du xmenverse de Marvel. Et puis on ne va se mentir, les Primordiaux de Mathieu Gabella et d'Anthony Jean ont un air de famille avec les démons du manga culte "Devilman", alors quand la série vire à l'Apocalypse avec le combat dantesque entre les hommes, les créatures de Satan et la Volonté Divine la comparaison devient inévitable… ^^
Car oui, il y a aussi un côté clockpunk (Renaissance rétrofuturiste) associé
à un côté biopunk (le rétrofuturisme appliqué aux biotechnologies).
Bien sûr toutes les créations théoriques de Leonard de Vinci prennent ici vie, mais on retrouve aussi les microscopes, les rayons x, les traitements réjuvénants, les cuves amniotiques, du hacking psychique, des manipulations génétiques et la guerre des clones… tout comme la théorie du mouvement perpétuel qui s'incarne dans les molécules d'ADN !
Nous sommes également dans le vachement bien : les personnages font évoluer l'univers et l'univers fait évoluer les personnages :
- Vésale passe du cynisme à l'héroïsme
- Paré le bourru devient Paré au coeur d'or
-
Nostradamus passe d'homme de réflexion à homme d'action
- le maestro qui a acquis l'immortalité se sacrifie pour le bien de l'humanité
- Marie passe de femme obéissante et de fille soumise à strong independant woman badass
- Paracelse qui ne cesse de se geindre retrouve la jeunesse et les espoirs d'un monde meilleur qui vont avec…
Et la team Paré est largement composée de membres d'âge avancé voire carrément de trompe-la-mort, ce qui donne à l'ensemble un côté tontons flingueurs très appréciable : oui qu'on se dise, les dialogues de
Michel Audiard se marrie parfaitement bien à la prose de
François Rabelais ! ^^
Quand on lit entre les lignes, tout n'est qu'allégories entremêlées : les sens, les vertus, les sciences, les croyances, les Anciens et les Modernes, l'eucharistie et le baiser du christ, le choix entre peste et choléra qui fait tomber de Charybde en Scylla (dictature, théocratie ou totalitarisme ? bravo le choix offert à nos héros !), la Quête du Graal, la rébellion de Lucifer/Satan, Lilith et Adam, l'Âge d'Or et le Jardin d'Eden, le Déluge et le Courroux Divin… Tout cela se croise, s'entrecroise, les éléments s'imbriquant les uns dans les autres pour former un puzzle très élaboré, brillant certes mais complexe il faut bien l'avouer (il faudra qu'on en reparle de ce fameux tome 4 ^^).
Mais au final quel est l'ultime message ? Science sans conscience n'est que ruine de l'âme bien sûr ! ^^
Le combat entre le Bien et le Mal se joue en chacun de nous, comme le combat contre la maladie… Nos héros humanistes ne peuvent pas sauver l'humanité, ils ne peuvent que lui donner les moyens de combattre par elle même : dans cette fiction ils lui offrent un système immunitaire pour lutter contre les mykrobios, dans la réalité ils lui ont offert le libre arbitre pour lutter contre la peur et contre l'ignorance ! (Mais… renaissance, âge de raison, siècle des lumières, ère industrielle, ère informatique… L'ombre sera toujours indissociable de la lumière et c'est dans les ténèbres de l'obscurantisme que se réfugient et survivent les vieux démons de l'humanité…)
Comme vous avez dû vous en rendre compte en me lisant, difficile de dissocier le travail du dessinateur et coloriste Anthony Jean (qu'on voit trop peu et dont je conseille le passage sur "Communardes !" de
Wilfrid Lupano ainsi que les illustrations pour "L'Odyssée" d'
Homère) de celui du scénariste
Mathieu Gabella. Les deux compères semblent ici s'entendre comme larrons en foires : on voit dans les appendices qu'ils ont travaillé en duo voire en synergie. L'inventivité et l'innovation ont été rendez-vous, avec un travaille graphique soigné à tous les niveaux : dessins, découpage, encrage, colorisation… avec comme résultat des scènes d'action qui roxent du poney, un charadesign expressif (donc je ne suis pas toujours fan, mais c'est vraiment personnel et intermittent comme sentiment), mais surtout cette superbe ambiance sombre, crasseuse et poisseuse dans laquelle nos héros évoluent du début à la fin, eux qui sont partis de Paris et qui ont traversé les Alpes pour rejoindre Milan et Venise avant de rencontrer leur destin dans les Carpates… C'est presque une invitation au dreadful punk tout ça ! ^^ (le rétrofuturisme appliqué à l'horreur gothique)