La curiosité est un "vilain défaut". Je n'ai jamais très bien compris pourquoi. Je l'ai toujours tenue, au contraire, pour une vertu majeure. Et je crois bien que c'est elle qui souvent m'a sauvé la vie.
Curiosité
Je me rappelle la fascination banale qu'a causée chez moi la lecture adolescente du célèbre conte de Borges : "La bibliothèque de Babel". L'écrivain imagine une bibliothèque qui contiendrait tous les livres susceptibles d'être engendrés par la combinaison arbitraire des signes de l'alphabet. L'hypothèse est vertigineuse. Elle réduit à rien la croyance que l'on peut porter à la littérature : puisque tout a déjà été écrit, le sensé et l'insensé, le vrai comme le faux, le réel autant que le fictif, le bon comme le mauvais, indistinguables, pareillement produits et au même titre par la mécanique aveugle qui assemble aléatoirement les lettres sans souci de ce que vaut ou signifie le résultat. Cependant, elle la ressuscite aussi : car dans cette bibliothèque immense où prolifèrent le mensonger, l'indifférent, l'inintelligible, il se trouve nécessairement - perdu parmi la somme de ses contrefaçons - un volume qui livre la clé de l'ensemble auquel il appartient. Sans que nul puisse savoir avec certitude sous quelle forme il le fait.
Bibliothèque
L'idée du livre ne précède pas le livre. Elle se situe quelque part au-devant de lui, sur un horizon si lointain qu'on l'aperçoit à peine. L'idée tire le livre à elle, sans que l'on discerne l'apparence qu'il prendra. Inexistante encore, elle suscite vaguement le livre dont cependant elle naît. L'idée - qui n'est d'abord que l'idée d'une idée, une forme sans contenu - appelle le livre. En même temps, le livre, à mesure qu'il s'écrit, qu'il secrète spontanément un contenu auquel sa forme fait défaut, engendre l'idée qu'exige sa réalisation. Sans que l'on puisse dire si le livre vient de l'idée ou si c'est l'idée qui vient du livre.
Je me représente la chose assez à la manière d'un jeu parent du go des Japonais. La partie commence sans qu'on en connaisse les règles.
Une grande nuit s'étend sur le monde. Dans son obscurité propice se fait entendre la parole murmurante du roman qui nous rappelle au rien et nous retient à la vie.
Il n'y a pas à triompher du néant.
Il n'y a pas même à se guérir de lui.
Il y a juste à en soutenir l'épreuve.
Le réel c'est l'impossible et le roman répond à son appel.
Impossible
Le privilège du roman tient à ce qu'il fasse plus ou moins tenir ensemble ces deux conceptions opposées du réel : il nous donne une image du monde tout en plaçant en son centre un creux où celle-ci s'abîme.
Roman
J'étais cet enfant, élevé parmi les livres, et peut-être les préférant à la vie, convaincu qu'ils valaient mieux qu'elle puisqu'ils en livraient le sens. A la condition de savoir vraiment les lire. Comme si chaque livre constituait un rébus, une devinette et qu'il fallait donc, encore et toujours, retrouver la forme de la chose derrière la forme du mot, repérant le lien qui les lit et qui se trahit, pour l'oeil exercé, à la lettre initiale désignant l'être ou l'objet qu'elle imite.
Celui qui regarde projette sur l'image hallucinée les obsessions qu'il abrite au plus profond de lui. (...) Le processus est le même pour celui qui tente de découvrir ce qu'il représente, ce qu'il signifie. A l'auteur, le lecteur prête un dessein intelligible afin que prenne forme ce qui a d'abord pour lui l'apparence abstraite et opaque de mots jetés au hasard sur une page. Plus le poème se tait, plus il fait parler celui qui le lit. Le bavardage critique est strictement proportionnel au mutisme poétique.
Rimbaud écrit et publie "Une saison en enfer" quand même, qui donne à sa poésie son intensité la plus grande alors même qu'il la met à mort et l'humilie. (...) Ce qui conduit à penser que le processus est sans fin par lequel la poésie doit perpétuellement en passer, proclamant son insuffisance afin de mieux faire la preuve de son indispensable nécessité.
L’alphabet a son ordre propre qui commande à celui du dictionnaire et n’est pas celui de la vie. Il y a des mots qui viennent trop tard. Ou même : jamais. Il y en a d’autres qui arrivent trop tôt. Et sans qu’on soit encore préparé pour ce qu’ils signifient. (…)
Je ne sais pas si le mot deuil est entré trop tôt ou trop tard dans mon existence. Sans doute vient-il toujours à son heure. C’était « au milieu du chemin de ma vie ». Mais il en va toujours ainsi. Puisque le propre d’une telle épreuve est de casser le temps en deux. J’allais avoir trente-quatre ans quand est morte ma fille unique.
Bien sûr :
C’est elle, la petite morte, derrière les rosiers.