Super expérience de lecture, au cours de laquelle j'ai eu ce que je recherchais :
1) une syntaxe assez travaillée pour s'éloigner de la rigidité académique, et assez accessible pour les gens qui lisent peu (surtout après le premier quart du roman, quand le récit du voyage commence vraiment), avec des tournures très fluides, poétiques et visuelles
2) des personnages auxquels on s'attache, pour lesquels on se sent concerné, inquiet ou enthousiaste quant à la suite de leurs aventures, et ce grâce à leurs pensées et émotions parfaitement retranscrites (souvent à l'aide de points de vue interne adoptés) et à la profondeur travaillée et nuancée de leur histoire, évolution et contradictions
3) des scènes et environnements suffisamment colorés et dépaysants pour me marquer et me maintenir en haleine, dans cette Afrique, cette époque et cette thématique de l'esclavage que je connais mal, et au fil de l'intrigue de la « revenante » que l'on découvre couche par couche
4) un mélange de réalisme et d'imaginaire, du monde colonial organisant la traite négrière aux croyances en des forces surnaturelles abritées par la nature, ce personnage de Michel Andanson se trouve bien entre les deux, un scientifique français immergé dans la culture sénégalaise à en oublier sa langue maternelle
5) des procédés narratifs finement menés et originaux (souvenirs, références ou formulations présentés en début de récit et qui trouvent tout leur sens à la fin de façon à « boucler la boucle » ; cohérence interne renforcée par des thématiques récurrentes (l'histoire de Michel et Maram, faisant écho à celle d'Orphée et Eurydice notamment) ; un enchevêtrement fractral de récits, imbriqués les uns dans les autres, où l'histoire de Maram est offerte à Michel, qui offre à son tour la sienne à sa fille, à propos de la traite négrière, de l'amour, de la souffrance que l'on cherche parfois à enfouir par tout les moyens au risque de passer à côté de l'essentiel
6) un échange entre l'auteur et son lecteur, à travers le prisme des contacts et échanges entre les personnages, qui laisse la place à la subjectivité de celui qui reçoit, en montrant que certaines odeurs, la vue d'une peinture, l'évocation d'un événement ou d'une histoire de vie, comme la lecture d'un texte pourra avoir un impact unique, du bouleversement au rejet catégorique, suivant la personne qui s'y retrouve confrontée
Voici mes scènes, images et passages préférés, dans l'ordre du récit :
- Michel Andanson éclairé par la faible lumière d'une bougie sur son lit de mort
- les premières visites du château de Balaine par Aglaé et tout ce qu'elle commence à y imaginer
- la découverte par Aglaé des carnets de son père, assise par terre au milieu de la serre où son héritage lui a été entreposé
- l'histoire de la « revenante » racontée sous les étoiles par Baba Seck sur l'estrade du village de Sor
- la danse des centaures, au cours du mariage au village de Meckhé
- la rencontre avec Maram qui retire sa peau de boa, ramasse le linge nue sous la pluie teintée de sable rouge, ou poursuit son récit éclairée par la faible lumière phosphorescente émise par l'eau du baquet
- l'évasion de Maram qui se jette dans l'océan lumineux depuis le bateau d'Estoub
- l'arrivée de Maram dans l'immense forêt d'ébénier et sa longue et lente marche derrière Ma-Anta
- Baba Seck qui surgit dès la fin du récit de Maram, là où se trouvait sa juste place et se retrouve attaqué et broyé par le boa
- la mort de Maram, propulsée par delà
la porte du voyage sans retour sur l'île de Gorée, j'ai mis longtemps à comprendre qu'elle ne reviendrait pas, qu'Andanson en avait vraiment été séparé ainsi, et que son profond chagrin s'expliquait ainsi
- l'incendie de brousse, initié sur un pulsion de rage après avoir senti l'odeur d'écorce d'eucalyptus, qu'Adanson regarde brûler, et revoit se propager encore des décennies plus tard
- l'écoute de l'opéra d'Orphée et d'Eurydice, lors de la fête de le Joyand, et les larmes d'Adanson quand vient le passage où Eurydice disparaît, quand Orphée finit par la regarder
- la contemplation par Adanson du portrait de Madeleine, qui lui rappelle aussitôt Maram, qu'il avait essayé pourtant d'oublier
- le refus de Madeleine qui congédie Aglaé, et surtout son souvenir du vieil Orphée, Makou Lapoule, qui racontait sans cesse et sans le savoir, sa version, modifiée par son point de vue d'esclave, de sa rencontre avec Michel Adanson, alors qu'il était jeune enfant. Toute l'ironie désastreuse de ce dernier chapitre