Les Grandes Espérances - Intégrale

Nous ne devrions jamais avoir honte de nos larmes, car c'est une pluie qui disperse la poussière, qui recouvre nos cœurs endurcis.

Toujours cramponné des mains et des jambes au pied de la table, je vis la misérable créature promener ses doigts sur le verre, l'élever, sourire, rejeter la tête en arrière et avaler le brandy d'un trait. L'instant d'après, à l'indicible consternation de l'assemblée, il bondissant sur ses pieds, tournait plusieurs fois sur lui-même dans une sorte de danse spasmodique entrecoupée d'accès de toux, et se précipitait vers la porte: on put le voir alors par la fenêtre se courber en deux et cracher furieusement avec les plus épouvantables grimaces, comme s'il avait perdu l'esprit.

Mon père s'appelait Pirrip, de son nom de famille, et moi Philip, de mon prénom ; mes premiers balbutiements d'enfant ne surent, de l'assemblage de ces deux mots, rien tirer de plus clair que Pip. Et ce nom de Pip, que je me donnai, me resta.
Si j'affirme que mon père s'appelait Pirrip, c'est sur la foi de sa pierre tombale et de ma soeur, Mrs. Joe Gargery, qui épousa le forgeron. Je n'ai jamais vu ni mon père ni ma mère, ni aucune image à leur ressemblance, puisque, de leur vivant, la photographie n'existait pas : je me les représentais, contre toute logique, d'après les inscriptions que portaient leurs tombes. Sur celle de mon père, la forme des lettres évoquait à mes yeux un homme solidement bâti, corpulent, brun de peau et de cheveux, et frisé. Et, d'après l'inscription "Georgiana, son épouse", je tirai la conclusion que ma mère était marquée de taches de rousseur et chétive.

J'étais comme un pauvre petit taureau dans une arène espagnole, tant ils s'acharnaient à me transpercer de ces aiguillons moraux.