... Je crois que je suis devenu toujours moins patient avec Dantec au fur et à mesure du temps. J'appréciais beaucoup l'auteur il y a une dizaine d'années, quand je travaillais dessus pour mon mémoire de Master sur le polar, et j'ai toujours une appétence pour les auteurs avec un style particulier, jusqu'à l'outrance. Il me manquait trois romans de Dantec à lire, dont
Les Résidents, qui à l'époque avait été accueilli comme le roman du retour, du renouveau, de la fin de la traversée du désert. Néanmoins, des amis proches, mon ancien mentor universitaire notamment, m'avaient loué la première moitié, et prévenu que dès la seconde, on retrouvait les excès habituels. Et bien c'est pire que ce que je craignais, je vais m'expliquer.
Dantec nous a quittés en 2016 et j'étais bien triste à l'époque parce que, sans être un de ses fanatiques, comme je disais, j'aime les auteurs qui ont un style, un univers, une personnalité littéraire, quoiqu'on pense du fond. Dantec a un style surchargé, complètement halluciné et hallucinant, à la fois fan du polar le plus trash et de la science-fiction kitsch des petits hommes verts et de
Philip K. Dick, voulant sans cesse les entremêler, tout en ayant été marqué par les auteurs américains de la beat generation, et se trouvant idéologiquement plus à droite que tout le spectre politique français actuel, ne partageant avec
Victor Hugo que la chrétienté et le goût obsessionnel de l'antithèse (et les personnages qui parlent comme lui x) ). Je voulais absolument lire
Les Résidents qui fut son dernier roman, et j'ai quelques fois essayé de contacter
Actes Sud pour qu'ils publient ses écrits inachevés, sans succès... Il vaut peut-être néanmoins mieux que son oeuvre s'arrête là, et je dis ça sans iconoclasme.
Tout le début des Résidents est génial. le roman est bâti autour de trois personnages principaux (on reconnaît évidemment l'obsession trinitaire de Dantec) : Sharon Silver Sinclair, Novak Stormovic et Vénus Vanderberg. On fait d'abord connaissance avec Sharon et Novak, lors d'un roadtrip sanglant à travers le Canada et les USA, où Sharon assassine tous les hommes qui croisent sa route et en lesquels elle décèle ne serait-ce qu'une once de désir sexuel ou de perversion. Toute cette partie est formidable et l'on découvre plus tard, lors d'un des meilleurs passages du roman, que Sharon a été victime d'un viol collectif (avec le récit hallucinant écrit en courant de conscience entrecoupé de slashs). Novak, lui, est un adolescent serbe ayant commis une tuerie de masse dans son collège. La destination de leur roadtrip est un laboratoire secret dans les montagnes du Montana connu de Sharon depuis son adolescence, nommé Trinity Station. Jusque-là, tout va bien, même si l'on sent venir une sorte de Zone 51 mystique sauce Dantec. le livre nous raconte ensuite l'histoire de Vénus Vanderberg que Dantec s'amuse à construire comme antithèse de celle de Sharon : Vénus n'a pas été détruite à un instant T point de bascule et à une seule reprise : Elle fut séquestrée et violée par son père et/ou en groupe... pendant 16 ans, et ce, dès l'enfance. Dantec surnomme Sharon "Le Nom sans Corps" et Vénus "Le Corps sans Nom", puisque Vénus adopte une identité factice de rockstar/pornstar lorsque séquestrée par son père, et qu'il y a une réflexion sur l'annihilation du corps et du nom derrière l'atrocité. Jusque-là, très bien. Toute la partie sur Vénus est très réussie aussi, rappelle
Lolita de
Nabokov (bien sûr, avec des différences énormes), mais je commençais déjà à trouver qu'elle n'allait pas au bout de son potentiel et que certains passages avec les descriptions mystiques à répétition de la personnalité refoulée de Vénus dans son miroir pouvaient être élagués.
Vient alors la deuxième partie nommée "United States of Alienation" où il ne se passe pas grand chose, et où on attend beaucoup : Sharon, Novak et Vénus sont réunis dans cette fameuse Trinity Station avec deux personnages de militaires survivalistes aussi amateurs d'armes que de cannabis, comme Dantec, nommés
Flaubert et Montrose, deux anciens amis du père de Sharon nommé Frank Sinclair, qui a disparu en 1999... On attend pendant deux cents pages sa résurrection et son retour, connaissant l'importance du père chez Dantec (et notamment dans ce livre), du millénaire, le peu d'action concerne l'évolution de Novak au contact d'un avion qu'il guide à distance et avec lequel il finit par fusionner... Et ce qu'on attend finit par se produire. le fameux Trinity Station, d'un coup d'un seul, est rappelé au
souvenir du gouvernement américain et l'on ordonne sa destruction, ainsi que celle de ses occupants. Arrive alors une troisième partie complètement WTF (mais à la limite préférable à la deuxième, même si absolument IN-TER-MI-NA-BLE et répétitive au possible) où les trois personnages principaux se transmutent en êtres quasi-divins, comme très souvent chez lui (notamment
Satellite Sisters) et entament un processus de reboot évolutif de l'humanité nommé Re-Engineering raconté sur 100 dernières pages totalement délirantes, répétitives et remplies de redites... Il y a des passages réussis, parce que je suis très client du courant de conscience et des exercices d'écriture automatique, mais on a l'impression de lire l'apothéose de tous les délires de Dantec, et j'ai été assez éberlué, pour le meilleur comme pour le pire, que son ultime éditeur, Inculte/
Actes Sud, l'ait laissé aller aussi loin sans rien tailler dedans, vu à quel point c'est indigeste, fait dans la redite des dizaines de fois, sachant qu'il avait changé 4 fois d'éditeur... L'épilogue nous montre enfin une humanité post-Re-Engineering avec un nouveau personnage nommé Nod Body, dans un univers vide ou presque, proche de la deuxième nouvelle d'
Artefact : Machines à écrire 1.0, qui pouvait laisser la porte ouverte à une suite...
On referme ainsi un objet littéraire plus qu'étrange : On a l'impression que Dantec a commencé un roman noir ou un polar trash avec trois personnages, puis l'a continué en plaçant en stase ou en attente ses protagonistes dans un univers type Zone 51... Et a fini dans un récit de SF de reboot mondial avec ses personnages Ubermensch nietzschéens redémarrant une humanité endormie, thématique qui lui est chère. Mais que les trois parties sont collées ensemble par lui, on ne sait trop comment. le début, qui promettait, n'a pas forcément de résolution. La création de ces trois personnages n'a l'air d'avoir de raison d'être que leur fin en démiurges récitant ad nauseam les idées de Dantec. On dirait qu'on a lu un assemblage de toutes les influences de Dantec mises bout à bout : Polar trash, SF kitsch, Beat Generation, fascination pour les USA, éloge éternel de l'évolutionnisme darwinien... Et que l'intrigue ou bouts d'intrigue qu'il y avait au départ n'étaient une fois de plus qu'un prétexte, qu'il a tout envoyé balader dans un gigantesque BALEC lors des 100 dernières pages pour livrer l'apothéose de ses délires d'écriture sous substances où il ressasse ses idées que l'on connaît si bien, présentes dans TOUS ses romans.
Comme les deux précédentes fois avec lui, malgré mon goût pour les auteurs avec des styles forts, je vais être bien content de retourner... à un roman classique, qui a une histoire, où les personnages ne sont pas des doubles de l'auteur qui sont ses marionnettes idéologiques, ou du moins qui ont plus d'épaisseur qu'une feuille de papier calque...
Tous les gens qui me connaissent me savent archi-fan de
Victor Hugo et de
James Ellroy. Dantec essaie d'imiter un peu les deux (surtout
Ellroy dont il est fan), avec d'autres choses que j'ai détaillées... Ses passages sur l'histoire américaine, notamment sur la conspiration autour de l'assassinat de JFK, sont assez décevants, pour un fan d'
Ellroy, mais il a souvent explicité leurs différences malgré son admiration pour lui. Je salue le goût de Dantec pour les passages hallucinés et l'inspiration indéniable de certains. Il a un talent inouï que l'on ne peut nier, surtout sur certaines descriptions, sa manière parfois de raconter des fusillades... qu'il gâche en sacrifiant sans cesse l'intrigue qu'il met en place au début, pour se livrer à un déversoir sans fin de ses idées derrière ses personnages, comme s'il voulait à tout prix continuer à faire du roman alors que ses pulsions le mènent encore et toujours à l'essai. Ici, nous sommes face à une sorte d'opéra final qui contient le meilleur comme le pire de son oeuvre et de ses influences, le climax de sa geste romanesque, ce qui n'était pas forcément prévu par lui, mais cela fonctionne comme tel...
Malgré ce que je peux dire de négatif, on reconnaît ici le roman de l'après
Satellite Sisters, comme celui de l'avant À L'Ouest du Crépuscule (sa nouvelle jamais parue écrite ensuite, se passant dans l'ouest américain)... Allez, même si j'ai quand même souffert à travers de nombreux passages inutiles dans ce magma où il jette TOUT ce qui lui passe par la tête, je reste curieux de lire un jour ce texte jamais publié...