Les éditions Paulsen est une maison d'édition spécialisée en littérature de voyage et d'expédition. Sa collection Grande Ourse propose de nous faire découvrir, au coeur du monde sauvage, une aventure humaine. Les couvertures, toutes magnifiques, permettent de pressentir l'ambiance dans laquelle le lecteur va plonger. Ainsi Nevabacka de la finlandaise
Maria Turtschaninoff nous invitait dans une tourbière enchantée sentant l'humus, le réveil de la terre, la résine et l'écorce chauffée par le soleil…Là, avec
La disparition d'Aristoteles Sarr, et sa superbe couverture sur laquelle nous devinons un homme seul faisant face à des arbres gigantesques et à une nature luxuriante, c'est un voyage dans la jungle amazonienne au temps de l'exploitation de l'hévéa auquel nous sommes conviés. La première Guerre Mondiale vient de se terminer et on vient de découvrir les vertus du caoutchouc, notamment pour les pneumatiques et le formidable développement de l'automobile. Dépaysement garanti…
Aristoteles Sarr est un jeune lieutenant orphelin de père, un homme bien éduqué, sous l'influence de sa mère, accordant beaucoup d'importance aux convenances, à l'apparence et plein de certitudes. C'est un jeune homme qui domine ses instincts, même les plus naturels, et qui a le sens du devoir. Il croit aux progrès et à la science, aussi lorsqu'il reçoit une mission importante, d'intérêt national, il n'hésite pas une seconde et fonce vers son destin. Il s'agit de faire une étude pour prolonger la voie ferrée afin de faciliter le transport de la gomme d'hévéa qui se fait actuellement par bateau. Tracer donc des kilomètres et des kilomètres de rails en pleine jungle amazonienne, mais avant ça, cartographier, élaguer, raser, soumettre la nature aux désirs des hommes. Mettre des lignes rectilignes là où tout est chaos. Mater une forêt sauvage et réputée indomptable.
« le lieutenant avait grandi dans un monde d'angles et de lignes. Un monde droit, à la nature contrainte et ordonnée, remodelée par la main de l'homme, et où la courbe était une audace. »
En premier lieu, il doit repérer l'endroit idéal permettant de construire une piste pour que puisse se poser l'avion qui va servir à déterminer le tracé de la future voie ferrée. Pour cela, il est amené en bateau jusqu'à La Huanca, non loin de Sao José, les terres du sénateur Armindo Casar, vaste territoire d'un gros propriétaire terrien, ancien trafiquant et voyou qui, depuis, a acquis une certaine notoriété et respectabilité grâce au succès de son business dans l'hévéa, business pour lequel l'homme exploite de nombreux autochtones, corvéables à merci.
Pas un instant Aristoteles ne doute. Il se sent enthousiaste et déterminé pour dompter cette forêt vierge dans laquelle il met les pieds pour la première fois et il se sent capable de triompher de cette nature foisonnante, des serpents, des insectes énormes, des araignées velues. Mais les esprits qui peuplent la forêt accepteront-ils la mort de milliers d'arbres pour permettre au jeune étranger de créer sa piste d'atterrissage ?
Très vite, depuis le voyage en bateau jusqu'à l'arrivée auprès de Casar, Aristoteles va côtoyer un monde dans lequel ses règles et ses convenances, ses rituels et ses codes, n'ont pas cours et ne valent rien.
Très vite il va ressentir une proximité inexplicable avec un des fils de Casar, le beau Riobaldo et avec une énigmatique servante indienne, Inca.
Très vite, ses certitudes vont vaciller, entre rêves étranges et ses désirs que sa bonne éducation avait jusque-là mis de côté, il va comprendre que la forêt est dotée d'une âme qui ne va pas se laisser ainsi pénétrer, se laisser saccager.
L'homme va évoluer, changer. Tentant, en vain, de couper inlassablement les racines des immenses arbres quitte à devenir fou, ce sont ses propres racines qu'il va découvrir. Nous comprenons à la fin du livre que cette jungle est à l'image des liens qui l'unit avec ses ancêtres : inextricables, secrets, chaotiques, opaques, incertains et nauséabonds.
J'ai trouvé cette fin à la fois belle, touchante, mais aussi un peu excessive et improbable, concernant précisément ces rapports familiaux. Ce sera mon seul bémol.
La jungle, à la fois fascinante et angoissante, est un personnage à part entière du livre. Sensuelle, ténébreuse, capricieuse, gourmande,
Pierre Corbucci la magnifie. Jeux d'ombre et de lumière, zones n'ayant jamais connu la lumière du soleil, odeurs à la fois envoutantes et écoeurantes, bruits mystérieux, mystères des esprits la peuplant et dont nous entendons les murmures, nous sommes nichés dans cette immensité végétale aux mille nuances de vert. Cette forêt équatoriale prend encore plus de relief lorsque nous comprenons qu'elle est à l'image des racines de certains personnages et des liens qui les unissent.
« Pour l'oeil qui la découvre, la jungle est une effervescence impossible et angoissante. Les repères y sont secrets, changeants, incertains ; l'inconstance permanente. Tout bouge, et pourtant tous semble immobile. Où qu'il se porte, le regard est saisi de vertige. Il y a trop, bien trop ; désorienté, l'esprit cède à la panique. Tout n'est que profusion, exubérance, mouvement et putréfaction. Les parfums se mêlent et saturent l'air. La forêt dépasse les limites de l'entendement, et l'on reste devant elle, les bras ballants, sidérés, incapables de se soustraire à la vague qui nous engloutit.
C'était une muraille sombre, chahutée et dense qui se dressait devant Aristoteles. Les arbres étendaient leurs troncs épais si haut qu'on manquait de se briser la nuque pour en voir le sommet. La forêt était comme une bête énorme tapie derrière cette ridicule barrière. Placide et attentive, agitée de rumeurs, de sifflements et de cris, elle scrutait le jeune lieutenant avec des yeux gourmands - pire, elle le soupesait. Les branches semblaient ployer vers lui, et les moustiques qu'il chassait avec frénésie formaient autour de sa tête une auréole sombre aux contours flous ».
La disparition d'Aristoteles Sarr est donc un roman d'aventure et d'initiation teinté de réalisme magique. Marqué par les thèmes de la lutte entre civilisation et barbarie, modernité et nature, exploitation coloniale, racisme et mysoginie, respect des peuples autochtones, c'est un livre haletant et passionnant, à la plume ciselée, dans lequel la jungle est un personnage à part entière magnifiquement dépeinte par
Pierre Corbucci, voire une allégorie des rapports humains, de leur complexité, de leur opacité, de leur élans vitaux et mortifères. Encore un beau dépaysement offert par les éditions Paulsen !