LE CREDO DES CRÉDULES CRAPOTEUX...
Après s'être perdu - corps et peut-être âme - dans la France et le Paris des années 80, nous retrouvons donc notre agent spatio-temporel préféré (manière de parler puisque le présent album donne une fois encore à suivre une Laureline décidément merveilleuse sous tous rapports...) plus que jamais perdu dans ses pensées saumâtres et dans sa vie, surtout lorsqu'on le retrouve dans les bras d'une superbe blonde américaine en mal de sensations fortes, de boites de nuit, de champagne et de mâle... Sauf que ce n'est pas bien malin d'agir ainsi lorsqu'on s'est fait poser un petit appareil permettant une communication tant auditive que visuelle instantanée avec sa compagne du bout de l'univers.
Mais laissons-là nos deux amis régler leurs comptes plus tard - «cela ne nous regarde pas» auraient faussement clamé trois comiques télévisuels ayant débuté cette même décennie -, car ce qui attend Valérian c'est une fois encore aventures (qui le dépassent), réflexions (qu'il ne comprend guère), espions (qui le manipulent), monstres élémentaires (contre lesquels il ne peut plus rien) et voyages (qui le déphasent encore un peu plus). À se demander s'il est de quelque utilité, finalement, notre sympathique agent (la réponse est dans l'interrogation)...? Valérian qui se retrouve, toujours en compagnie du délicieux et élégant Monsieur Albert, en plein coeur de Brooklyn dans la seconde partie de cet opus. Brooklyn et ses secrets, son petit monde des juifs hassidiques de New-York, Brooklyn et ses terrains vagues.
Pendant ce temps-là, c'est bien entendu Laureline qui accompli l'essentiel, quoi que le moins visible, comme c'est si souvent le cas. Cependant, celle-ci prend non seulement de l'assurance mais aussi une certaine maturité - à l'instar de la série qui s'éloigne à grand pas d'une BD encore très "jeunesse" pour quelque chose de bien plus mûr -, et l'on peut dire que d'héroïne de premier plan encore un peu "adulescente" elle se transmue en femme vraiment très femme et sûre de ses attraits, lorsqu'il devient indispensable de s'en servir... Puisqu'au bout, il faut tout de même sauver la Terre ! Que le lecteur se rassure : rien de dégradant ni d'obscène chez Mézière... Mais reconnaissons que le dessinateur sait mettre les atouts physiques de son petit personnage de papier en valeur lorsqu'il la revêt d'une tenue digne de la littérature gentiment sado-maso de ces années-là. Et puisqu'on vous dit que c'est pour la bonne cause !
Il n'empêche, entre tromperie plus ou moins avérée d'un Valérian - il ne semble pas avoir mémoire de grand'chose - complètement déphasé avec une fausse touriste-vraie espionne américaine (savourons l'ironie puisqu'il est supposé "en phase" directe avec Laureline) et une féminisation assumée et décidément très adulte de la jeune femme, voilà nos deux héros entrant de plain-pied dans des thématiques intimes auxquelles les auteurs ne nous avaient pas habituées à ce niveau-là. Et qu'ils savent traiter sans mauvais goût ni facilité caricaturale.
Par ailleurs, nous voici plongé dans le monde merveilleux des multinationales, prêtes à tout - y compris à s'associer avec des voyous intergalactiques - pour peu que les bénéfices, dont ils ne comprennent absolument pas les enjeux ni les règles, leur semblent insurpassables. On peut, avec le recul, estimer que ce monde-là était déjà bien en cours mais ce sont tout de même ces années Tatcher et Reagan, promoteurs cyniques de ce capitalisme financier et industriel surpuissant, de cet ultra-libéralisme effrénés, qui allaient être à l'origine des monstres économiques qui règnent désormais en maître presque absolus tout autour de notre petite planète.
Pierre Christin et
Jean-Claude Mézières en font une dénonciation claire et prophétique, même si ce n'est pas le seul propos de ce dixième opus. L'autre grande critique concerne toutes ces églises, croyances, religions dirigées par des gourous tous plus intéressés ou stupides, alcoolisés ou illuminés (voire le tout à la fois) les uns que les autres. Certes, les auteurs ont fustigé à plusieurs reprises les églises "officielles" et "monopolistiques" mais il montrent ici qu'ils ne trouvent guère plus de salut ni de grâce parmi ces pseudo-croyances, ces "néo-philosophies" et autres théogonies aussi absconses que débiles pour gogos crédules. Pour preuve, la présentation mêlée d'une ironie bien trempée, d'un certain nombre de gourous engagés par l'une des multinationale, par un «petit juif hassidique de Brooklyn» et néanmoins «l'un des meilleurs spécialistes mondiaux de la kabbale», Shlomo Meilsheim. Certes, on pourra reprocher aux auteurs de faire condamner ces néo-religieux par un homme qui professe l'une des plus vieilles religions qui soit mais ce Shlomo est ici plutôt comme représentant d'une certaine sagesse éternelle que comme religieux en mal de prosélytisme. D'ailleurs, ce qu'il fustige avant tout c'est cette immuable alliance contre nature entre le matérialisme le plus veule - celui des Grandes Compagnies - et la spiritualité la plus insane - celle des sectes -.
La fin de l'album s'achève d'ailleurs sur des pensées quasi philosophiques... Ce que Valérian constate d'ailleurs, rappelant qu'il n'y est pas très habitué. Quand à l'ultime page, elle vient en écho légèrement nostalgique au premier album de la série : La Cité des eaux-mouvante.
Une très belle réussite pour cette première aventure menée en deux volume (ce qui sera aussi le cas des deux titres suivant), entre notre petite planète bleue et le grand opéra universel ! On a tout de même hâte de voir nos deux tourtereaux à nouveau rassemblés...