On rentre dans
Noces comme l'on reviendrait vers une terre où l'on se sent chez soi.
« Sentir ses liens avec une terre, son amour pour quelques hommes, savoir qu'il est toujours un lieu où le coeur trouvera son accord, voici beaucoup déjà de certitudes pour une seule vie d'homme. »
Pour Camus, l'Algérie, ce sont les siens. Les algérois, il les appelle ses frères. C'est ici qu'il se « rapatrie », selon l'expression consacrée dans
L'Envers et l'Endroit, son recueil de nouvelles qui s'inscrit, avec
Noces, dans ce duo des écrits algériens publiés avant que Camus n'arrive en France. Oeuvre de jeunesse, donc, mais déjà tellement brillante, singulière et intime.
Noces est une célébration d'une très grande beauté.
Ces
essais où se mêlent délicieusement une philosophie et une poétique tout à fait sublimes se trouvent au seuil de la grande oeuvre protéiforme de l'auteur, et l'éclairent profondément. C'est une sorte de préambule, auquel il faudrait toujours revenir, pour ne pas oublier que c'est ici, en Algérie, sous le soleil brûlant, que les fleurs entrent dans les ruines, que la nature rejoint l'histoire, que l'homme retrouve ce qu'il est.
Qu'est-ce que le rapatriement sinon, certes, un retour à la terre natale, mais également un retour de l'homme à sa condition d'homme et à sa nature profonde? C'est un métier que d'être un homme et il faut apprendre lentement cette « science de vivre » qui consiste à ne pas se résigner, c'est-à-dire vivre, et aimer. Et ce devoir, qui prend une importance capitale pour le jeune artiste, lui apparaît là, dans cette communion du ciel et de la mer. C'est là que commence sa philosophie. Il est encore jeune.
Ce que nous dit Camus, dans
Noces, mais également dans
L'Envers et l'Endroit, c'est que la mort arrête la vie, tout simplement, et arrête par conséquent la jouissance. Elle est donc intolérable et il en va de notre devoir de ne pas l'accepter. Mais Camus, dans une grande lucidité, apprend à refuser la mort tout en ne la dissociant pas de la vie. C'est le balancement entre le oui et le non, entre le consentement et le refus. Qui refuse de mourir consent à vivre, qui consent à mourir renonce à vivre. Il faudrait pourtant consentir à mourir, puisque la mort est présente. Dans ces cimetières en bord de mer, dans la nuit qui tombe, dans la jeunesse qui s'échappe, dans les fleurs qui envahissent les ruines… Les choses tombent. La mort est dans ce qui est beau et dans ce qu'il faut, par devoir, célébrer allégrement. Impossible d'accepter la mort, Camus la refuse.
« Peu de gens comprennent qu'il y a un refus qui n'a rien de commun avec le renoncement. Que signifient ici les mots d'avenir, de mieux-être, de situation ? Que signifie le progrès du coeur ? Si je refuse obstinément tous les plus tard du monde, c'est qu'il s'agit aussi bien de ne pas renoncer à ma richesse présente. Il ne me plaît pas de croire que la mort ouvre sur une autre vie. Elle est pour moi une porte fermée. Je ne dis pas que c'est un pas qu'il faut franchir : mais c'est une aventure horrible et sale. Tout ce qu'on me propose s'efforce de décharger l'homme du poids de sa propre vie. Et devant le vol lourd des grands oiseaux dans le ciel de Djémila, c'est justement un certain poids de vie que je réclame et que j'obtiens. Être entier dans cette passion passive et le reste ne m'appartient plus. J'ai trop de jeunesse en moi pour pouvoir parler de la mort. Mais il me semble que si je le devais, c'est ici que je trouverais le mot exact qui dirait, entre l'horreur et le silence, la certitude consciente d'une mort sans espoir. »
La beauté n'est pas, sans le désespoir. Camus veut la beauté et le désespoir qui l'accompagne. Espérer serait tricher, ou se cacher. Il ne croit pas en Dieu, il ne veut pas de paradis. Il ne veut pas qu'on lui mente. Amoindrir l'horreur de la mort c'est amoindrir ce qu'il appelle « le poids de la vie », qui est selon moi l'intensité que nous offre la vie, que nous nous devons d'incarner. de vivre par notre chair, au présent. Dans une vérité du corps.
« L'immortalité de l'âme, il est vrai, préoccupe beaucoup de bons esprits. Mais c'est qu'ils refusent, avant d'en avoir épuisé la sève, la seule vérité qui leur soit donnée et qui est le corps. Car le corps ne leur pose pas de problèmes ou, du moins, ils connaissent l'unique solution qu'il propose : c'est une vérité qui doit pourrir et qui revêt par là une amertume et une noblesse qu'ils n'osent pas regarder en face. »
Pourquoi lire
Noces, alors que de Camus, ce sont plutôt
L'Etranger,
La Peste ou
La Chute qui viennent à l'esprit des lecteurs et qui suscitent (à fort juste titre) un grand intérêt ? Camus s'interroge sans cesse sur le bénéfice du retour.
« Mais être pur c'est retrouver cette patrie de l'âme où devient sensible la parenté du monde, où les coups de sang rejoignent les pulsations violentes du soleil de deux heures. Il est bien connu que la patrie se reconnaît toujours au moment de la perdre. Pour ceux qui sont trop tourmentés d'eux-mêmes, le pays natal est celui qui les nie. Je ne voudrais pas être brutal ni paraître exagéré. Mais ce qui me nie dans cette vie, c'est d'abord ce qui me tue. Tout ce qui exalte la vie, accroît en même temps son absurdité. »
Il dit lui-même, dans une grande humilité, que depuis
L'Envers et l'Endroit, il a beaucoup marché, mais peu avancé. Les écrits algériens sont ainsi une sorte de point de repère.
Ce qui est certain, c'est que l'artiste ne supporterait pas qu'on le nomme « Philosophe de l'absurde », il s'en explique très bien, et non sans ironie, dans ce joli essai qu'est L'énigme. « Nommer c'est perdre ». Et quelle perte sèche de ne voir en Camus qu'un penseur d'absurde, ou pire encore, un homme absurde… Sans oublier que par absurde, la majorité entend : « désespéré ». Camus rétorquerait : « Une littérature désespérée est une contradiction dans les termes ».
Il n'est peut-être pas désespéré, mais il ne porte pas l'espoir dans son coeur.
« de la boîte de Pandore où grouillaient les mots de l'humanité, les Grecs firent sortir l'espoir après tous les autres, comme le plus terrible de tous. Je ne connais pas de symbole plus émouvant. Car l'espoir, au contraire de ce qu'on croit, équivaut à la résignation. Et vivre, c'est ne pas résigner. »
A la lecture de
Noces : interroger sans cesse les mots les plus simples (refus, résignation, espoir, désespoir), toujours questionner un sens fuyant, être nuancée sans être mesurée. Balancer. Ne pas oublier la place du corps, du soleil et de la mer, et, dans un retour à notre condition d'homme, dont il faut s'enorgueillir, essayer de vivre au mieux, d'aimer, de jouir. Dans cette force de vie, se révolter et combattre ce qui écrase l'homme. Voici une bien jolie porte d'entrée à la pensée de Camus, dont, je crois, il faut vraiment se saisir.