Deux précisions : 1. l'on entend ici par croyance non pas ce qui relève ontologiquement de la catégorie du croire (la foi) – encore que... – mais tout objet sémantique échappant provisoirement ou définitivement au savoir : en d'autres termes l'opposé de la croyance n'est pas l'incroyance mais l'omniscience ; 2. l'auteur est un sociologue et ce livre se veut un essai de sociologie du phénomène social qu'est la croyance : les fondements dont il se réclame sont les théorisations sous-jacent l'oeuvre de sociologues, en particulier
Durkheim, Weber, Boudon, etc. Néanmoins, je le considère et l'ai lu comme un traité d'épistémologie, c'est-à-dire comme un travail absolument philosophique, dont les applications au champ sociologique sont peut-être déjà apparues dans d'autres volumes ou bien sont encore largement à explorer, mais qui sont cependant absentes de ce volume – cela peut constituer une cause de déception. En particulier, l'analyse de l'actualité qui consiste dans la modification quantitative et qualitative incomparable de l'information ainsi que de sa disponibilité n'est aucunement abordée, contrairement à ce que laisse entendre la quatrième de couverture. Toutefois un modèle pouvant successivement être utilisé pour opérer cette analyse, à savoir la métaphore du « marché cognitif », constitue la troisième partie de l'ouvrage.
La thèse fondamentale de l'essai est que, bien que la croyance s'oppose au savoir, une croissance des connaissances n'implique pas une diminution correspondante des croyances.
La première partie de l'essai s'attelle donc, sous le titre : « La logique des croyances », à délimiter les champs sémantiques respectifs de : 1. la croyance et la connaissance, 2. la croyance et la rationalité, 3. la croyance et la volonté de croire. Dans la première sous-partie est démontré que la distinction s'avère difficile, puisque la croyance possède des caractères à la fois ontologiques et psychologiques, liés au rapport que le « croyant » entretient avec elle : par exemple, une idée scientifique issue de la vulgarisation relève de la croyance et non de la connaissance selon le degré de professionnalisme du « croyant ». Dans la deuxième sous-partie, après une précision sur la différence entre la définition de rationalité en économie et en sociologie, l'auteur traite trois « opacités » de la croyance : 1. « la distance culturelle rend opaque la rationalité d'autrui », 2. « l'adhésion à une croyance n'est pas nécessairement inconditionnelle », 3. « la croyance individuelle a une histoire » (là l'auteur, bien malgré lui, doit faire allégeance à mes sociologues préférés, qui ne sont certainement pas les siens : Bourdieu – et bien sûr, d'abord Marx...!). La sous-partie sur le croire et le vouloir, un peu rapide, prépare à la partie suivante.
Partie II : « Conditions d'émergence des croyances ». Il est question des limites d'accès au savoir, intrinsèques car anthropologiques : c'est le corpus de la démonstration de la thèse. Ces limites sont de trois ordres : 1. « dimensionnelles » (espace, temps), 2. « culturelles », 3. « cognitives ». Une part considérable des propos est consacrée à l'un de mes thèmes de prédilection : la difficulté humaine à maîtriser la pensée probabiliste (stochastique), et les erreurs fréquentes qui en découlent : c'est là la sous-partie des limites cognitives. Autre point intéressant (sous-partie 2) : la culture peut à la fois fournir un système de représentations efficace pour la connaissance mais aussi des éléments de déformation de l'information.
Partie III : « Le marché cognitif ». Voilà un vrai outil qui pourra peut-être devenir un modèle. La métaphore du marché pour expliquer, mieux que des métaphysiques clandestines telles la conscience collective ou
l'inconscient collectif, l'ensemble des informations et des croyances disponibles est élaborée à plusieurs niveaux. Je partirais de la demande et de l'offre d'information, sachant que l'individu passera du statut de demandeur à celui d'offreur dès que sa question aura reçu une réponse à laquelle il aura cru. Ensuite la métaphore traite des restrictions du marché : monopole cognitif (totalitarisme, dogmatisme, sectarisme...), oligopole (non sans relation avec le conformisme), concurrence cognitive parfaite (illusoire). La partie la plus complexe de la métaphore est la « fixation du prix » : à défaut d'un étalon, il faut comprendre le prix comme le coût individuel pour un croyant de son adhésion à la croyance qu'on lui « vend ». Après avoir établi le postulat que le marché cognitif est un espace darwinien où les croyances sont en concurrence (la référence à la théorie des « mèmes » de
Richard Dawkins a été faite mais selon moi insuffisamment approfondie), il est démontré que le « prix » de la croyance dépend de trois facteurs : 1. « le médiateur » (en fait le pourvoyeur de l'offre), avec ses compétences et sa capacité à mobiliser l'intérêt et l'affectif de l'auditoire ; 2. « le message » : son support, son contenu dans une dialectique complexe avec le réel (« la vérité n'est pas toujours convaincante » et vice-versa...) ; 3. « le récepteur » (c-à-d. le « croyant ») grévé par les trois limites – dimensionnelles, culturelles, cognitives – dont il a été question.
Il manque à cette métaphore, dans l'aveu que constitue la Conclusion, le facteur essentiel des rapports mutuels entre ces trois facteurs. Il manque surtout, pour un travail de sociologie, une étude beaucoup plus poussée de la typologie des médiateurs, des messages et des récepteurs. Il est significatif que les pages où mes propres « croyances » se sont hérissées en une indignation profonde contre l'auteur ont été celles où, concernant le « messages », il a d'abord minoré la pensée de Marx, celle de
Freud et (dans la foulée) celle de
Nietzsche dont une partie du succès serait due à ce qu'il appelle « un effet de dévoilement » (pp. 229-230) et, pis, lorsqu'il a à peine lancé dans les airs un parallèle absurde entre pensée critique (Bourdieu, Foucault, Marx...) et théories du complot. C'est justement dans ce côté sociologique que ces légèretés blessent... Alors que, dans les exemples ayant trait à la logique et à la statistique, l'auteur entre dans des détails menus et des démonstrations pointues.
Autre bémol : je trouve totalement inacceptable que les
Presses Universitaires de France aient lésiné sur le travail du correcteur au point de laisser passer plus d'une dizaine de coquilles, fautes de français, dysorthographies etc. sur un texte qui, dans sa typographie véritablement minuscule, compte moins de 300 pages.