Nous étions des rescapés.
J'ai mis du temps à faire monter ce mot, le plus juste de tous. Ni malades ni blessés, plus victimes, pas encore pleinement vivants : plutôt rescapés d'une catastrophe
"Regarder" : quel drôle de mot ! Il y a de la douceur, du moelleux, du rassurant en lui. "Garder", c'est mettre en soi, c'est s'approprier quelque chose pour en prendre soin ou pour l'aimer peut-être, puisqu'on peut le faire par "égard" pour la personne. Mais pourquoi "re" ? Je crois comprendre qu'il y a de la réaction, de la réponse, du rebond ou du rejaillissement dans ce préfixe. J'y perçois aussi du recommencement, de la réciprocité. Je te donne, tu me redonnes.
Moi qui ai toujours été seule, je ne pouvais pas savoir ce qu'était un premier amour. Je ne pouvais pas imaginer à quel point c'était si spécial, si précieux que l'on pouvait mettre ses dernières forces à vouloir le réveiller, que l'on pouvait avoir, même centenaire, le projet fou de fouiller dans les cendres d'un vieil homme perdu pour y trouver un petit bout d'âme encore tiède.
En ce moment, c'est comme si les gens faisait tout à coup n'importe quoi avec leur vie, comme s'ils avaient envie d'en finir. Que se passerait-il si maman mourait?
Au delà des vitres, à l'extérieur, je ne reconnais plus le paysage. Le jour se lève, morne et brumeux, le jour se couche, sale et fatigué. Entre les deux, seul l'épaisseur des gris peut varier un peu. Saleté de gris. Pourquoi personne n'en parle t-il? Il est pourtant évident que quelque chose de grave se passe...
... ma tête emmagasine des millions d'informations dont elle ne sait que faire. Mais mon histoire à moi m'échappera toujours...
Je n'ai rien, ni passé ni avenir. Une vie qui s'efface à mesure qu'elle s'écrit...
Le premier groupe m'intéresse peu. Je considère les enfants comme des fugitifs courant après ce qu'ils vont devenir.
[...]
Nous, nous sommes les jeunes, les rois, les magnifiques, les seuls à vivre dans le présent, à occuper orgueilleusement chaque minute et chaque endroit,
J'ai définitivement cessé de prendre des notes sur ma vie. Le temps était venu de tirer parti de cette amnésie. Je ne tenais plus à m'agripper aux souvenirs, bien au contraire, l'idée de me débarrasser de tous ces lambeaux, ce millefeuille indigeste qui me servait d'existence, me redonnait espoir. Qu'allais-je oublier, d'ailleurs? Vraies ou fausses réminiscences, souvenirs rapportés et reconstruits, mélange pâteux dont j'aurai toujours à douter. Allais-je continuer de conserver mes vieux cahiers pour les feuilleter de temps en temps et ne rien reconnaître, avoir l'impression de lire une histoire d'une autre ? Non, je brûlerais tous ces carnets, toutes ces listes, toutes ces notes, et sans doute aussi les écrits d'Aireine, j'allais bientôt ne plus en avoir besoin.
Depuis l'arrivée d'Aël, l'eau est salée, bouillante ou glacée, elle m'attire vers le fond ou m'entraîne dans des remous affolants.