Le jonglage est une discipline fastidieuse : il faut passer des heures à s’entraîner et les balles tombent tout le temps. Quand Beckett dit qu’il faut continuer d’essayer pour échouer mieux, on dirait qu’il s’adresse à des jongleurs ! Mais cette parole beckettienne rappelle aussi qu’il n’y a pas de contradiction entre l’approche philosophique et le rire. Le rire est souvent notre première réaction face à l’imperfection. Je trouve beau qu’on puisse rire ainsi de ce qui est finalement notre condition. Car l’humain existe dans sa maladresse et son imperfection : il a en lui ce désir d’élévation, cette quête spirituelle, mais il échoue la plupart du temps. Le fait d’en rire est un signe que nous avons conscience du pas grand-chose que nous sommes.
J’ai pu m’initier à la pensée chinoise grâce aux livres de François Jullien, notamment "Figures de l’immanence", qui est une introduction à la lecture du Yi King. J’y ai appris que toute la philosophie chinoise est issue des commentaires successifs d’un carré de soixante-quatre hexagrammes, composé de traits pleins et creux correspondant aux fameux Yin et Yang. Pour la pensée chinoise, le monde se comprend à partir de ce carré immuable qui ne se transforme que par recombinaison des relations entre les éléments qui le composent. D’où le nom du Yi King, le « livre des mutations ». Le Tangram repose sur ces mêmes principes. Avec les sept formes géométriques qui composent le carré, il est possible de créer des milliers d’autres combinaisons.
Comme avec les acrobates marocains, j’ai voulu m’appuyer sur la pratique des interprètes, tous acteurs de l’opéra chinois. Je leur ai demandé quelle était la première chose qu’ils avaient apprise au cours de leur formation. Ils m’ont montré toutes les façons de marcher qu’ils avaient passé des années à pratiquer. La plus rapide donne l’impression de personnages flottants, tant le mouvement est silencieux et le corps sans à-coups. Je l’ai choisie pour "Les Sept Planches de la ruse", afin que leur corps glissent dans l’espace comme les éléments du Tangram – le puzzle chinois ancestral dont le vrai nom est Qi Qiao Ban, littéralement « les sept planches de la ruse » – mon point de départ pour ce spectacle.
Le groupe s’est constitué autour de Younes Hammich et sa famille, les premiers à s’être présentés pour l’audition. Dans la famille Hammich, depuis huit générations, on est acrobate de père en fils – et en fille aussi, car Mohamed Hammich, le père de Younes, avait travaillé dans des cirques du monde entier où il avait vu beaucoup de femmes acrobates. Il a donc décidé de former sa fille, alors qu’au Maroc, la pratique de l’acrobatie est réservée aux hommes. Par la suite, l’habitude des filles acrobates s’est installée chez les Hammich, et cette particularité m’a attiré chez eux. Les deux femmes de la famille, Amal et Jamila, allaient devenir les pivots de "Taoub" – mais ça, je l’ignorais encore.
Les acrobates m’intéressent car la gravité est leur partenaire quotidien. Ils cherchent à s’arracher du sol. Or, de toutes les lois physiques, la gravité est celle qui définit le mieux notre condition d’être humain, celle qui nous tient sur la Terre. L’artiste de cirque explore sans cesse cette troisième dimension au théâtre, la verticalité. Quand il grimpe, quand il se suspend, quand il chute, il fait l’expérience d’un rapport direct aux lois de la physique. Le danseur par exemple n’entretient pas le même rapport avec ces lois, le sol compense la gravité.
Au sommaire de la Critique, deux spectacles :
"Pièce d'actualité N°16 : Güven" (un spectacle conçu et mis en scène par Jérôme Bel, Maxime Kurvers, Marie-José Malis et Marion Siéfert à La Commune)
Güven a 28 ans environ. Il est né à Aubervilliers, a fait ses études, vit dans une cité, chez ses parents et travaille à Aubervilliers. Parfois, il va voir sa famille en Turquie. Un jour, il a fait du théâtre avec Marie-José, qu'il appelle MamiJo ou Marijozolympik. Il a aussi fabriqué les vidéos de la série "Un confinement". Güven est fait pour le théâtre. Il met un pied sur la scène et le jeu le saisit. Les artistes le regardent et y voient l'enfance de leur travail.
"La disparition du paysage" – Jean-Philippe Toussaint / Aurélien Bory / Denis Podalydès aux Bouffes du Nord
Denis Podalydès entre sur scène avant que le noir se fasse, une scène vide, à l'exception d'un fauteuil roulant sur lequel il s'assoit. Il nous tourne d'abord le dos, et fait face à la fameuse fenêtre, une fenêtre dont on ne sait si d'abord c'est un écran, une projection lumineuse, en tout cas s'y produisent des changements lumineux, des éruptions de fumées, des effets de matière et de flou. C'est le paysage, un paysage à la fois extérieur et mental, celui qu'essaie de reconstituer ce personnage sans mémoire.
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