Ce qui se passa sur le pont de Owl Creek est un court récit d'un écrivain et journaliste américain du XIXème siècle, que je découvre ici,
Ambrose Bierce.
Qui est-il, cet homme qui s'apprête à mourir, qui va mourir ou peut-être pas ? Corde au cou, il contemple la rivière qui coule sous le pont, à l'endroit où il va bientôt être pendu. Il suffira qu'un des soldats se tenant devant lui retire l'une des traverses du pont sur laquelle repose encore ses pieds, pour que le vide emporte les jambes puis tout son corps ployé vers l'eau, pour que le cou se rompt comme on casse la branche d'un arbre.
Rien n'est dit sur les raisons pour lesquelles on s'apprête à pendre cet homme…
Il s'appelle Peyton Fahrquhar, semble avoir environ trente-cinq ans. C'est un planteur aisé, d'une vieille famille très respectée de l'Alabama. Nous sommes en pleine guerre de Sécession, lui-même est un sécessionniste de la première heure convaincu de ses engagements politiques, même s'il ne fait pas la guerre. Il est civil. Mais là-bas, en ces temps de guerre, il arrive qu'on pende aussi des civils, accusés de sabotage ou d'exaction contre l'ennemi. Comme saboter un pont qui sépare la rive nord de la rive sud…
L'ennemi du point de vue de de cet homme qui va mourir, ce sont ses soldats qui tiennent le pont d'Owl Creek, comme une frontière, un point stratégique. Aujourd'hui c'est la ligne de démarcation qui délimite la vie de la mort d'un homme. Ces soldats, ce sont ceux qu'on appelle les Yankees, rattachés à l'Union, aux valeurs défendues par le gouvernement fédéral des États-Unis d'Amérique.
Quelques secondes... une éternité.
Le courant de la conscience voyage déjà, dans ce battement ténu qui le sépare d'une mort inéluctable. À moins qu'il ne réussisse à plonger, à se libérer de ses liens, à gagner la rive et la forêt ?
Quelques secondes…
Le temps de penser peut-être à sa femme, au bonheur, à l'amour, aux étreintes, à ce visage aimé qui attend peut-être là-bas, qui pleure sans doute déjà… Ah ! La revoir, la retrouver vite !
Il n'y a pourtant rien de tragique dans cet instant qui dure, qui résonne longtemps, comme l'onde après avoir jeté un caillou dans une eau calme… C'est un temps qui devient élastique, comme si brusquement tout tournait au ralenti, le paysage, les oiseaux, le bruit des feuilles dans les arbres, les hommes sur le pont, les souvenirs qui reviennent à la surface de l'eau… C'est peut-être là toute l'ironie du sort de cet homme, livré à l'absurde instant où croire que tout est possible comme une corde qui casse au moment fatal, devient brusquement un ciel bleu dans ce paysage d'Alabama.
C'est la force suggestive de ce texte ramassé dans cet instant ultime, comme suspendu au-dessus du vide, sous les pieds de cet homme…
Une once de fantastique et d'étrangeté s'inviterait presque qu'on ne serait pas surpris… C'est comme un rêve et l'homme se dit peut-être, je vais me réveiller et elle sera là à mes côtés, nous allons nous étreindre comme aux premiers jours…
C'est un petit bijou de littérature dans sa puissance et sa justesse à évoquer l'immanence d'un instant et qui emporte le lecteur dans ce pouvoir de suggestion, comme la rivière sous le pont d'Owl Creek emporte les rêves, quelques bridilles et feuilles tombées d'un arbre et les toutes dernières illusions.