Tout tient à la manière de présenter cet épisode de l'Histoire occidentale dans sa rencontre souvent conflictuelle avec le Moyen-Orient musulman.
René Grousset voyait dans les Croisades une des grandes épopées chrétiennes au Moyen Âge. Tout a changé après la décolonisation et la fin du mandat Français sur le Liban et la Syrie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
C'est vrai que lorsqu'on y regarde de près, le comportement des Croisés lors de leur entrée dans Jérusalem en juillet 1099 n'est pas très digne de la part d'hommes qui se réclamaient de la foi catholique : les pillages et massacres auxquels ils se livrèrent ne les honorent guère, et, par contraste, le comportement presque chevaleresque de Saladin lorsqu'il entra dans la Ville Sainte en 1187 donne plutôt l'avantage à l'Islam quant à la manière de traiter les vaincus.
Cela dit, est-ce le devoir de l'Occident d'aujourd'hui de faire oeuvre de repentir pour les exactions commises au nom du Christ il y a de cela près d'un millénaire ? le paradoxe est que l'on tua en invoquant le nom de Celui qui rappela le commandement mosaïque : "Tu ne tueras point".
Faut-il suivre l'opinion d'Anne Comnène qui, voyant arriver les chevaliers francs à Byzance, les regarda comme des brutes épaisses ? Faut-il adopter le point de vue des Turcs et considérer les hommes bardés de fer venus d'Europe occidentale comme des êtres cruels et sanguinaires, et ce malgré l'admiration que les uns et les autres éprouvèrent pour une bravoure partagée ? N'y a-t-il pas autant de mal à appeler au "djihad" contre les Mécréants, selon l'une des interprétations possibles du mot qui signifie "effort suprême" - un mot qui peut aussi bien s'appliquer à un effort sur soi dans un Islam qui ne veut pas la guerre - qu'à inviter des hommes à lutter les mains armées dans une "guerre sainte" de la Chrétienté contre le même Islam ? Les "Francs" et les "Sarrasins" avaient-ils conscience que le fait de se livrer les uns contre les autres des combats meurtriers au nom de leurs croyances respectives était une trahison de la foi elle-même ?
Bien sûr, ce serait un anachronisme de dire : "à leur place, nous aurions agi autrement !" Mais, si nous avons aujourd'hui le droit de dire : "cela n'est pas conforme à l'idée que je me fais de la foi et de l'homme qui croit", nous ne pouvons pas nous permettre de faire plus que de nous étonner des choix des Chrétiens et des Musulmans au Moyen Âge de se battre plutôt que de négocier et dialoguer et de la manière qu'ils avaient de concevoir la défense d'un dogme, car ils ne connaissaient qu'une seule doctrine religieuse et ne comprenaient pas qu'ailleurs on en eût une autre. Il y avait bien un universalisme au Moyen Âge, mais on le concevait non pas selon le schéma du droit à la différence, comme nous le faisons de nos jours, mais dans l'unicité de son propre credo, de l'adhésion à des articles de foi qui étaient exclusifs et ne permettaient pas de penser que des hommes qui ne les épousaient pas pouvaient être autre chose que des "Infidèles". Il s'agissait donc de ramener l'autre dans le rang, et réciproquement, en le faisant passer sous ses fourches caudines, en lui faisant adopter ses propres certitudes religieuses, et s'il n'acceptait pas de le faire, on admettait que l'on pût le tuer.
Notre conception du monde et de l'homme s'est élargie, et c'est une bonne chose, mais au nom de cette manière de voir plus "tolérante", avons-nous le droit de juger nos lointains aïeux ? Ce serait trop simple. Et cela n'est pas une manière de comprendre et d'écrire correctement l'histoire. Notre devoir est au contraire de la raconter telle qu'elle fut et non pas de ne plus en faire le récit (l'amnesie n'existe pas dans le travail historique) ou de donner des leçons à nos ancêtres, comme si l'homme contemporain était parfait et indemne de tout reproche.
L'Occident chrétien est resté maître d'une étroite bande de territoire sur le littoral oriental de la Méditerranée, un espace qui s'est encore rétréci au fil du temps jusqu'à l'expulsion définitive en 1291.Qu'a-t-il gagné à cela ?
On peut expliquer les raisons qui conduisirent les habitants de l'Europe à partir en Croisade, on peut raconter leurs exploits, mais on aura beau faire, on ne peut plus aujourd'hui justifier leurs choix.
Cela ne doit pas en revanche conduire les citoyens que nous somme à battre leur coulpe et à se flageller pour les erreurs commises par nos lointains ancêtres. Assumons ce qui a été. Approfondissons nos connaissances à ce sujet. Sans éprouver la moindre honte.
Le livre de Barbero nous est utile pour situer la réflexion contemporaine et tracer des limites à celle-ci. Mais il ne faudrait pas pour autant idéaliser nos voisins moyen-orientaux. On a un peu trop tendance à laisser parler en nous une sorte de complexe de culpabilité à leur endroit et à s'imaginer que nous leur devons réparation du mal accompli il y a longtemps. Cette méthode n'est pas la bonne. La seule qui vaille est de nous considérer réciproquement avec estime, comme des égaux devant l'Eternel - si Éternel il y a.
François Sarindar, auteur de :
Lawrence d'Arabie. Thomas Edward, cet inconnu (2010)