Les rares héroïnes de
Jane Austen qui ont donné leur nom aux romans qui les mettent en scène ne sont pas forcément les plus sympathiques. Si on peut trouver Emma trop arrogante et
Catherine Morland trop fade, que dire de
Lady Susan ? Dans la galerie des héroïnes de
Jane Austen, elle fait tache.
Jane Austen la nomme pudiquement une "coquette", ce qui la rapproche plus de certains personnages féminins qui apparaissent comme antagonistes dans d'autres romans. Mais ni Mary Crawford (
Mansfield Park), ni Catherine Bingley (
Orgueil et préjugés) ni même la perfide Lucy Steel (
Raison et sentiments) n'arrivent à la cheville de
Lady Susan Vernon. Devant un tel personnage, les mots qui me viennent sont de ceux que "rigoureusement ma mère m'a défendu d'employer ici". Pour rester polie, je la qualifierai de "manipulatrice narcissique". Si ce terme est très répandu aujourd'hui, il n'existait pas à l'époque de
Jane Austen et pourtant elle dépeint ce genre de personnalité avec une justesse vraiment merveilleuse, autant pour l'époque que pour l'âge qu'elle avait au moment de la rédaction de ce roman. En effet, si
Lady Susan est une oeuvre posthume, c'est aussi une oeuvre de jeunesse, écrite alors que
Jane Austen n'avait que 18-19 ans. Et, déjà, elle faisait preuve d'une finesse d'analyse remarquable.
Le choix de présenter son roman sous la forme épistolaire est parfaitement adaptée pour dévoiler le double langage et l'attitude fausse de
Lady Susan puisqu'elle permet d'avoir pour une même scène le point de vue de Mrs Vernon, la belle-soeur, par exemple, puis celui de
Lady Susan se confiant à son amie. Cependant, le procédé n'est pas exploité à son maximum car Mrs Vernon n'est pas dupe des minauderies de
Lady Susan. Reginald, la principale victime de ses manipulations, n'intervient que très peu. La plupart des lettres sont écrites par
Lady Susan et Mrs Vernon ou leur sont adressées. J'ai regretté qu'il n'y ait pas de personnage positif capable d'offrir un véritable contrepoids à celui de
Lady Susan. Ni sa belle-soeur ni sa fille n'ont beaucoup de relief à côté d'elle. Elle prend toute la lumière et laisse les autres dans l'ombre.
Beaucoup regrettent la fin trop rapide pour ce roman. En effet, l'échange de lettres s'interrompt alors que la situation semble plus compromise que jamais et tout se dénoue et se résout dans une longue conclusion écrite par un narrateur omniscient. Si on peut le regretter, au moins ce roman est-il achevé, ce qui n'est pas le cas de toutes les oeuvres posthumes de
Jane Austen. Je n'ose imaginer la frustration s'il était resté inachevé !
En conclusion : ce roman n'est peut-être pas le plus réussi de
Jane Austen mais il a l'intérêt, à mon avis, d'être vraiment à part dans sa bibliographie, tant par sa forme épistolaire que par le fait qu'il met sur le devant de la scène une anti-héroïne vraiment détestable. Oeuvre de jeunesse, il démontre déjà une grande lucidité et acuité chez
Jane Austen.
Je terminerai en faisant de la pub pour le site Littérature audio pour lequel un donneur de voix a non seulement traduit le roman mais l'a enregistré en sollicitant des voix différentes pour les différents personnages. C'est un projet parfaitement réussi, de bonne qualité et très agréable à écouter.
Challenge XIXe siècle 2023