Folle

Mon grand-père voyait d'un mauvais œil les amoureux qui s'embrassaient sur les bancs publics, pour lui c'était de la perversion, pour moi de la persécution.

Un jour mon grand-père m'a dit que, dans la vie, ce que l'on redoute le plus est déjà arrivé, il m'a dit beaucoup de choses de ce genre parce qu'il voulait mon bien et que vouloir mon bien voulait surtout dire me préparer au pire.

Le problème avec la folie, c'est qu'elle a plus d'un tour dans son sac, c'est qu'elle a également ses écrans de fumée pour les gens sains d'esprit, la folie sait ne se dévoiler qu'une fois trop tard et passer pour un trait de caractère ou même une stratégie de séduction, elle sait donner à la mort les attraits de la lolita.

Pendant trois heures pleines à rouler sur l’autoroute 10, tu m'as beaucoup parlé de ton père et de son penchant pour les étoiles, tu m'as étonnée quand tu m'as dit qu'il n'avait jamais eu d'intérêt pour aucune autre femme que la sienne, toi-même tu ne pouvais pas y croire. Que tu n'y crois pas aurait dû me sonner une cloche, ça voulait dire que tu prêtais à tous les hommes la même nature, ça voulait dire aussi que cette nature était d'éparpillement.

Très tôt, j'ai compris que, dans la vie, il fallait être heureux ; depuis, je vis sous pression.

Dans son jeu de tarots, tu aurais pu prendre la forme d'une tour, cette carte-là, je la rencontrais très souvent dans mes tirages. Elle représentait la colère divine se déchaînant en bataille sur la tête des gens en bas, d'ailleurs on pouvait voir sur la carte une tour s'écrouler en faisant voler ses pierres. De plus ma tante disait qu'elle annonçait toujours une catastrophe inexplicable et démesurée qui arrivait d'en haut pour terminer sa chute droit à terre. Jamais ma tante n'a pensé que la tour pouvait être un homme aimé, pour elle l'amour brillait toujours dans le ciel, c'était un sentiment aérien et ascendant. Dans sa passion pour le future, elle a oublié le trou humide fermé à la lumière du jour où elle a grandi avant de naître.

Ton père était affligé par la petitesse et la fadeur des humains alors qu'il était transporté de joie par la présence immémoriale et stable, par la fulgurance de la vie cosmique soulevée par la démesure de ses combustibles comme les tempêtes solaires ou encore la grande tache rouge composée de gaz qu'il regardait se déplacer sur Jupiter comme un monstrueux cyclone.

Je disais que l'équilibre entre les hommes et les femmes aurait pu exister si Dieu avait permis que l'ovulation soit produite par l'orgasme et non par l'autonomie d'un système qui ne tient pas compte de la montée du plaisir ni de l'urgence de se vider ni même des états d'âme qui pourraient entraver la libération de l'ovule. À ça j'ajoutais que si les femmes pouvaient décharger leur fertilité comme les hommes, les hommes en perdraient leurs moyens de bander et que cette question de la décharge des femmes les absorberait entièrement. Je disais que la bipolarité qui supporte l'univers en agençant tous ses atomes et qui fait s'inverser les pôles sud et nord tous les x millions d'années donnerait aux hommes une nature de femme. Si mon grand-père m'avait entendue, il en aurait été retourné, mon grand-père ne croyait pas en l'évolution de l'espèce humaine, il croyait seulement en sa disparition.

Peut-être que son père aurait approuvé l'analogie entre la vie des étoiles et celle des femmes vivant et mourant du désir des hommes, entre l'expiration de la vie et la visibilité que ça donne tout autour. Avec la panoplie de ses lentilles et de ses filtres rouges, bleus, jaunes, son père a pu des centaines de fois tirer le déploiement des traînées multicolores provoquées par l'éventrement de novae et de supernovae avec un appareil photo spécial qu'il posait au bout de son télescope. Il avait tapissé les murs de sa cabane d'observation de grandes illustrations de phénomènes cosmiques ; sur l'une d'entre elles on pouvait voir le résultat de la collision de deux galaxies d'où elles étaient sorties méconnaissables, démantelées, traversées par des bandes de nuages noirs qui ressemblaient à des traînées de sang. Plus que tout son père cherchait dans le ciel des géantes rouges gonflées par l'instabilité de leurs atomes sur le point de rendre l'âme ; son père aimait les couleurs de l'agonie, il connaissait mieux que nous les splendeurs des derniers soupirs.

Pour moi elles étaient condamnées à se tuer de leurs propres mains en vertu d'une dépense trop rapide de leur énergie vitale dans leurs années de jeunesse, d'après moi elles préféraient s'achever elles-mêmes en sentant le grondement des derniers milles plutôt que ramper dans l'existence. En se tuant elles étaient comme la lumière des étoiles mortes qui nous parvient dans le décalage de leur explosion et dont les astronomes disent qu'elle est de loin la plus éblouissante de toutes, peut-être parce que au moment de mourir, elles lâchent la meilleure part d'elles-mêmes comme les pendus.