Il posa sa plume, releva la tête et se mit a contempler son petit univers. La lumière hivernale qui éclairait faiblement la pièce donnait aux choses une teinte bleutée. Les chinoiseries vertes du paravent viraient au mauve tandis que les plinthes et les portes pourtant peintes en gris étaient devenues bleues. Ces changements de couleurs qui le rendaient autrefois mélancolique étaient désormais vécus avec philosophie : il y voyait le signe que les évènements, les objets ou les êtres pouvaient toujours être perçus autrement pourvu que l'on s'en donnât la peine [...]
Voyez, là, après le mot jamais. Constatez vous-même. Tous ces points de suspension. Je les ai comptés. Il y en a plus de trois cents ! Nous ne pouvons tolérer l’éloquence de ce silence ! Il faut réclamer ! Interdire peut-être pas, mais au moins réclamer. Qu’Arnault retire ses points ou du moins qu’il les remplace par des mots dont le sens ne souffrira aucune ambiguïté !
Le printemps ne marchait que d’un air attristé ;
Nous l’avons aujourd’hui remis en liberté.
Amour, amour, ton séduisant mensonge
Est un besoin pour ces cœurs malheureux
Et l’on voudrait recommencer le songe
Dût le réveil être encore plus affreux !
Il avait pris l’habitude de marcher chaque jour une bonne heure, le plus souvent sans but, pour la seule joie de flâner ou de méditer. Il fallait selon lui que le « corps s’agitât pour que l’esprit pût librement vagabonder ». C’était une philosophie de vie autant qu’une prescription médicale.
Il est une heure de silence
Où la solitude est sans voix,
Où tout dort, même l’Espérance…
Trop de censure tue la censure !
La terreur se distinguait de la simple peur en ce qu’elle était communicative et toxique, en ce qu’elle se répandait comme une maladie contagieuse dans tout le salon, par la simple expression du visage ou l’air que chacun respirait, et qu’elle gagnait un à un ceux qui croisaient son regard.
C’était contre la ponctuation qu’il s’insurgeait désormais. Les manuscrits étaient recouverts de points de toutes sortes — point-virgule, suspensif, interrogatif… — si bien qu’il y voyait là une manie, et presque une mode dangereuse. Le point d’exclamation surtout le mettait en rage. Une colère rentrée durcissait son visage froid et laissait passer dans ses yeux, malgré l’épaisseur des verres, des éclairs fauves.
Il était d’abord d’avis de supprimer certains mots : grecs, arabes, germains, tout ce qui était de nature à offusquer les officiers ennemis qui envahissaient désormais nos salles parisiennes (ces mêmes mots qui, dans une traduction du russe ou de l’allemand, auraient à ses yeux constitué une circonstance atténuante, pour lesquels il aurait fallu faire preuve de souplesse et de diplomatie et conserver l’idiosyncrasie de la langue, en signe d’amitié entre les peuples) ; puis rayer citoyen, arme, servitude, joug, jugés trop politiques ; il voulut retoucher certains vers de Racine ; faire disparaître de la scène, depuis la loi sur le sacrilège, tous les évêques, tous les envoyés de Rome, tous les membres de l’Inquisition ; prohiber, après Polyeucte, le Tartuffe de Molière devenu un enjeu pour tous les mangeurs de prêtraille ; interdire jusqu’à la mention d’une chicorée à la mode, plus connue sous le nom de « barbe de capucin » et soudainement devenue blasphématoire.
Tous ces points de suspension. Je les ai comptés. Il y en a plus de 300 ! Nous ne pouvons tolérer l'éloquence de ce silence !